Menachem Bornsztajn, histoire d’un caïd à Łódź

Max l’aveugle, le parcours d’un juif de la pègre

Il est une légende à Łódź, mais c’est la légende d’une personnalité qui a bien existé, celle de Menachem Bornsztajn. Surnommé le Al Capone de Łódź, tout comme bon nombre de truands célèbres, Bornsztajn fut affublé tout au long de sa vie d’un sobriquet, celui de Ślepy Maks, Max l’aveugle.
Bornsztajn régnait en maître absolu sur le milieu de cette grande cité du textile d’avant-guerre, deuxième ville de Pologne, la Manchester de l’est comme on l’appelait alors. Son quartier général, c’était le quartier de Bałuty, l’ancien village qui se développa de manière exponentielle et anarchique au point de devenir le plus grand village d’Europe avec plus de 100 000 habitants, avant d’être intégré en tant que quartier dans la cité du textile polonaise. Pendant la guerre, c’est là que fut établi le ghetto par les allemands.

Menachem Bornsztajn, dit Max l'aveugle, vers la fin de sa vie
Menachem Bornsztajn, dit Max l’aveugle, vers la fin de sa vie – Photo auteur inconnu

Menachem Bornsztajn est né le 15 janvier 1890 à Łęczyca, un village situé à 40 kilomètres au nord de Łódź. La famille, autour du père Benjamin (Mendel) qui exerçait comme camelot et coutelier, était composée de Masza la mère et de Guitl sa soeur. La famille s’installa dans le quartier populaire juif de Bałuty alors que Menachem était encore un petit enfant, dans une ruelle aujourd’hui disparue et autrefois habitée par des juifs. Dès son jeune âge, Menachem côtoya la pauvreté et la misère dans un environnement constitué de rues grises et d’immeubles délabrés. Tel était bien souvent le quotidien de cette société du début de XXème siècle à Lódź et où se croisaient un monde populaire ouvrier juif et polonais qui menait une vie souvent difficile et rude dans des cités et des quartiers gris, et des élites commerçantes et industrielles juives et polonaises, établies en centre-ville dans des immeubles huppés.
Dès l’âge de 10 ans, Menachem aida et accompagna son père Benjamin. Un jour, ce dernier, chuta accidentellement sous les roues du fiacre de Aron Goldberg, le fils d’Abraham Goldberg, un riche juif de Łódź. Furieux à cause de l’accident qu’il avait provoqué, Aron saisi son fouet et se mit à cravacher Benjamin. Voyant cela, un policier qui se trouvait à proximité et nouvellement embauché dans l’administration, pris fait et cause pour le riche héritier et se mit à son tour à battre rudement avec sa matraque le père sous les yeux de Menachem. Benjamin succomba quelques temps plus tard à ses blessures. La mère Masza chercha un semblant de justice auprès de la communauté juive de Łódź et de Aron Goldberg lui-même mais ses demandes restèrent vaines et elle ne reçu aucune compensation financière pour la disparition tragique de son mari.
La famille se retrouva alors en grande précarité et Menachem n’eut d’autre choix que d’aller mendier aux abords des églises. C’est alors qu’il commença à fréquenter les garçons pauvres du quartier qui s’adonnaient aux petits larcins. Menachem laissa courir le bruit qu’un policier avait tué un innocent et cette rumeur enfla au point d’arriver à l’oreille du dénommé Stójkowy, le fameux policier en question. Ce dernier repéra l’enfant et, craignant pour les conséquences de son acte, l’emmena promptement dans un endroit à l’abri des regards et il commença à le battre violemment avec sa matraque. C’est alors qu’une connaissance de rue de Menachem, Staszek Poneta (Stanysław) fit irruption et blessa le policier à la main à l’aide d’un couteau. Menachem réussit à se libérer de l’emprise du policier, il saisit son pistolet et l’abattit à bout portant. Nul doute que si son ami n’était pas intervenu rapidement, Menachem aurait été tué. L’enfant fut cependant sérieusement blessé suite au matraquage du policier et il conserva, le reste de sa vie, des lésions oculaires qui aggravèrent sa vision, la cornée d’un œil fut également atteinte. C’est depuis cet épisode violent que Menachem Bornsztajn fut surnommé Ślepy Maks, Max l’aveugle.
Il n’y eu pas de suite judiciaire engagée après la mort du policier, par manque de preuves et au fait qu’il fut inconcevable d’admettre qu’un policier put être tué avec une arme à feu par un enfant de 10 ans.
Max et Staszek, qui dirigeait alors un petit gang, restèrent profondément amis. Ils furent par la suite rejoints par plusieurs autres garçons qui traînaient les rues du quartier de Bałuty, Fajwel Bucik, Szaja Magnat, Szmul Rozenberg.
C’est à cette époque qu’ils firent la connaissance d’un dénommé Natan Ksiądz. On ne savait pas trop d’où sortait le personnage. D’aucuns affirmaient que c’était un ancien moine, devenu voleur, et qui dirigeait un petit gang. Il était aussi mystérieux que son nom, Ksiądz, qui signifie prêtre en polonais. Toujours est-il qu’il n’était pas juif mais qu’il parlait parfaitement le yiddish. Il devint un modèle pour la bande de garçons qu’il initia aux techniques du vol. C’est Menachem qui se distingua dans cet exercice et qui s’affirma comme le leader du petit groupe de voleurs des enfants mineurs. Il choisit un quartier appelé alors Nowy Rynek, le nouveau marché, une zone située au nord du centre-ville (aujourd’hui située autour de la place de la liberté – Wolność), un quartier alors malfamé où se retrouvaient les voleurs en tous genres, les assassins et les violeurs et différents gangs où Max appris rapidement à tirer son épingle du jeu lugubre de la délinquance et de la criminalité.

Le quartier du nouveau marché au début du XXème siècle (Nowy rynek), où Menachem Bronsztajn commença à diriger son petit gang de voleurs à Łódź
Le quartier du nouveau marché au début du XXème siècle (Nowy rynek), où Menachem Bronsztajn commença à diriger son petit gang de voleurs à Łódź (Cliquer pour agrandir)

Durant la première guerre mondiale, un important trafic de détournement de marchandises se développa autour de la gare de l’usine de la fabrique où transitaient de gros stocks de nourritures et de vêtements à destination des régiments prussiens, un trafic qui alimentait le marché noir et mené avec la complicité active des cheminots polonais qui mêlaient là patriotisme et profits. Les plus gros bénéficiaires de ce commerce juteux étant alors les 2 pontes de la pègre de Łódź, Franek Zielonka (Franciszek) surnommé le roi de Chojna, du nom d’une rue qui traverse un quartier du nord-ouest de Łódź, et Aron Goldberg, celui-là même à l’origine de la mort de son père. Une nuit, alors que l’équipe de Menachem procédait au déchargement d’une cargaison de sucre, la police allemande ouvrit le feu sur les voleurs. Menachem porta ses soupçons sur une dénonciation de Franek Zielonka.
Malgré son désir de vengeance, mais surtout par calcul, Menachem s’allia à Aron Goldberg dans le but d’éliminer un concurrent important sur la place. Leurs équipes investirent les entrepôts de Franek Zielonka situés dans le sud-est de la ville et y mirent le feu. Zielonka ne recouvra jamais sa position dominante après le sinistre et cet événement laissa le champ libre aux deux caïds juifs qu’étaient Menachem et Aron.
Ce commerce parallèle engrangé durant des années pris fin dès le début des années 1920 dans une Pologne qui avait retrouvé son indépendance. Il est tout de même à noter que certaines sources divergent et que Menachem serait parti en Allemagne du côté de Berlin et Hambourg pour travailler comme commis. Toujours est-il que c’est également durant cette activité qu’il aurait développé le trafic de marchandises à destination des soldats.
Les deux parrains qui dirigeaient la pègre de Łódź établirent leur main mise sur le commerce parallèle et les trafics dans la cité. Ils menaient grand train de vie et cette élévation à travers les castes sociales fut un profond bouleversement de vie pour Menachem qui s’installa en centre-ville et s’exhiba élégamment habillé dans un environnement où argent et objets de luxe devinrent son quotidien. Bien plus par calcul que par amour, il demanda la main de Gołda à son père qui n’était autre que Aron Goldberg, son associé de circonstance. Durant le luxueux mariage qui réunit les cadres et secondes mains du milieu de Łódź, un accrochage intervint entre des voyous qui avaient fait leur entrée vers la fin de la fête et le père de la mariée. L’altercation dégénéra et un coup de couteau fut porté sur Aron Goldberg qui mourut ce jour-là sous l’œil impassible de Menachem. Inutile de dire qu’une rumeur circula par la suite sur le commanditaire du meurtre. Toujours est-il que de par la fortune amassée par son mariage et sa stature de parrain, Menachem Bornsztajn, dit Max l’aveugle, instaura son emprise totale sur le monde de la criminalité et du gangstérisme à Łódź.

Max n’avait cependant pas oublié d’où il venait. En 1928, il créa la fondation Ezras Achim, Aide fraternelle, une structure qui portait assistance aux juifs les plus démunis du quartier de Bałuty. Mais parallèlement à cette activité charitable, Menachem visait un autre but à travers cette structure: mettre en place un système de règlement de contentieux entre juifs, une forme de juridiction juive, de tribunal, appelé dintojra en polonais, mais particulièrement destiné au milieu criminel. Si l’association Aide fraternelle réalisait des actes charitables, l’activité principale était de contrôler les délinquants et criminels en tous genres afin qu’ils ne s’établissent pas à leur propre compte et d’avoir un contrôle absolu de cette activité à travers un code d’honneur qui fut défini. Feliks Świtała, un gangster qui détroussait de riches habitants de la ville et qui ne voulait pas se conformer au nouvel ordre établi par Max l’aveugle fut retrouvé mort. L’association contrôlait alors la criminalité et exerçait une pression très forte sur la population juive. Menachem Bornsztajn fut surnommé le dictateur de Bałuty.

Menachem Bronsztajn dans le box des accusés lors du procès sur la mort de Balberman
Menachem Bronsztajn dans le box des accusés lors du procès sur la mort de Balberman (Cliquer pour agrandir)

En 1929, un conflit éclata entre Bornsztajn et son plus proche collaborateur, Srul Kalma Balberman qui dirigeait également la structure Ezras Achim où argent et jeu d’influence attisaient des tensions extrêmement fortes entre les deux caïds, Max accusant le second d’entacher la réputation de l’association et de commanditer des jugements de règlement à faible coût. Lors d’une violente altercation qui se déroula devant le café Kokolewole, Balberman fut tué par plusieurs coups de pistolet tirés par Max.
Ce dernier fut arrêté, interné et présenté devant un tribunal en 1930. Il va sans dire que l’affaire fit la une de tous les journaux de Łódź. Après la déposition d’une vingtaine de témoins, la légitime défense fut reconnue à Bornsztajn, même si Balberman déjà gisant à terre dans son sang reçu encore des balles. L’association Ezras Achim, Aide fraternelle, fut liquidée.

A partir de son bel appartement de la rue Sienkiewicz situé en centre ville, il développa une activité d’assistance à travers une structure appelée Biuro Próśb i Podań – Obrona que l’on pourrait traduire par Bureau des demandes et assistance – Protection, où se pressèrent nombre de juifs lésés par des profiteurs ou des personnes malhonnêtes. De là, les équipes de Max étaient dépêchées afin de régler à leur façon les contentieux avec des méthodes disons musclées et peu recommandables. Le premier à en faire les frais fut un certain Leon Goldman qui, après avoir délaissé sa femme lors de la nuit de noces, non sans avoir emporté la dot au passage, se retrouva à l’hôpital. La renommée du bureau fit vite le tour de la ville et les affaires se multiplièrent. La réputation et l’efficacité de l’agence grandit à tel point que la moindre affaire, les moindres délits, tels que les vols, les créances non payées, les ouvriers injustement licenciés et tous les lésés de la ville étaient porté à la connaissance de Bornsztajn. La diligence avec laquelle les affaires étaient menées, l’efficacité et la rapidité de résolution des affaires étaient telles que même la police un jour fit appel à lui afin de retrouver un objet précieux qui avait été volé à un général de passage dans la ville. Après quelques coups de fil, le nom du voleur fut porté à la connaissance des policiers et l’objet dérobé en question, la couverture de chameau de la voiture du général, retrouva sa place. Une autre anecdote relate également une demande de la police auprès du bureau de Bornsztajn afin de retrouver le Stadivarius qui avait été dérobé au violoniste de passage à Łódź, Bronisław Huberman, lequel fut restitué seulement 12 heures après le vol, par Bornsztajn et son équipe.
De là, une nouvelle perception du public se répandit, et on parla de Max l’aveugle comme du Robin des bois de Łódź. Son image de roi de la pègre s’estompa et celle du héros populaire grandit.
Mais derrière l’apparence du gamin des rues devenu protecteur de la veuve et de l’orphelin qui fréquentait théâtres, bars, restaurants et hôtels de luxe, l’image restait néanmoins trouble et associée à nombre de rumeurs et de lettres anonymes de dénonciation qui circulaient à propos des chantages exercés par ses équipes, de la violence des règlements de comptes, des extorsions, des magouilles en tous genres, de la prostitution imposée aux jeunes filles des familles pauvres qui ne pouvaient régler un arrangement, des chantages… La police fermait souvent les yeux car les activités de Bornsztajn imposait un quasi monopole sur la gestion de la criminalité à Łódź et une certaine tranquillité qui les arrangeait, les rapports avec certaines élites, journalistes, commerçants, industriels et certains acteurs de la société civile avaient établi une sorte de fonctionnement convenu.
Dès 1932, les rapports entre tous ces protagonistes commencèrent à influer sur le sort de Max l’aveugle, son bureau en centre ville fut fermé et la justice commença à regarder de près ses activités et à enquêter. Un dossier à charge fut monté et un procès fut ouvert contre Menachem Bornsztejn en 1935 à partir d’un acte d’accusation de plus de 59 pages et l’audition de 150 témoins à charge. Le caïd se défendit du mieux qu’il pu, accusant de complicité la police, notamment l’inspecteur Alfred Noski. Le tribunal le condamna à de la prison ferme et la perte de ses droits civiques durant 5 années. Le policier véreux fut également condamné.
Menachem Bornsztajn, Max l’aveugle, fut libéré en avril 1939.
Contrairement à nombre de juifs qui n’imaginaient pas le réel danger qui se préparait avec la montée du nazisme, sa proximité au frontière et cette période d’incertitude des mois d’avant guerre, Menachem Bornsztajn se confia à un journaliste en lui disant: « Il va y avoir une destruction, une fin du monde, dois-je vivre pour voir cela ? »
Bornsztajn, comme finalement la grande majorité des juifs qui survécurent à la guerre, s’enfuit vers l’est à Łuck (aujourd’hui en Ukraine). Lors de l’invasion soviétique de la Pologne orientale le 17 septembre 1939, Max eu à choisir entre prendre la nationalité russe ou être déporté au goulag. Il choisit la seconde option et se retrouva interné au Kazakhstan1 où il fut soumis à rude épreuve, mais il résista.

1 Des centaines de milliers de polonais furent déportés vers la Sibérie et surtout le Kazakhstan entre septembre 1939 et juin 1941, date du déclenchement de l’invasion allemande de l’URSS, ils furent très nombreux à mourir de leur condition de transport et de vie durant cette période. Nombre de familles d’origine polonaise vivent toujours au Kazakhstan et font l’objet depuis plusieurs années d’un processus de rapatriement convenu entre les autorités polonaises et kazakhs.

La photo de Menachem Bronsztajn parue dans le journal Litzmannstädter Zeitung en 1943
La photo de Menachem Bronsztajn parue dans le journal Litzmannstädter Zeitung en 1943 (Cliquer pour agrandir)

Durant la guerre, un article sur la pègre juive d’avant guerre, et titré Der blinde Max von Lodz – ein jüdischer Gangster (l’aveugle Max de Lodz, un gangster juif), parut en 1943 dans le journal Litzmannstädter Zeitung (Łódź avait été renommée Litzmannstädt par les allemands durant la guerre) avec une photo de Bornsztejn et affirmant qu’il avait été tué avant la guerre.
Menachem Bornsztajn revint à Łódź en 1946, mais le monde qu’il avait connu, le quartier où il avait grandi n’étaient plus ce qu’ils étaient avant la guerre. La population juive avait été décimée pour grande partie au camp d’extermination de Chełmno, et l’ancien caïd Bornsztajn, sans son monde juif n’était plus rien.
Avec Lublin, Łódź était devenu l’un des centres de regroupement des juifs qui avaient survécu à l’holocauste.
On ne sait pas trop ce qu’il advint de lui les années d’après guerre. Certains disent qu’il aurait travaillé comme porteur dans une coopérative, d’autres disent qu’il avait monté une petite fabrique de tissage. Selon l’écrivain Karol Badziak qui l’a côtoyé et visité chez lui, Bornsztajn aurait eu le temps de mettre de côté et de cacher de l’or et des dollars qu’il aurait récupéré après la guerre, ce qui lui aurait permis de vivre confortablement, en négociant de l’or au Grand Hôtel de Łódź. Pour le reste beaucoup de zones restent inconnues sur sa vie après la guerre.
Il apprit à lire et à écrire après la guerre, car Max l’aveugle était un enfant analphabète qu’il était resté jusqu’à la fin de son règne.
Toujours est-il qu’il se maria en 1958 avec Alicja, une femme de 42 ans sa cadette, qui selon la rumeur aurait été « négociée » pour la somme de 100 000 złoty avec la famille de la mariée. Une autre rumeur l’accusa de collaboration avec les services de sécurité communiste d’alors. Son épouse vit aujourd’hui toujours à Łódź et reste extrêmement éloignée des journalistes en vivant très simplement.

Menachem Bornsztajn, dit Max l’aveugle, mourut le 18 mai 1960. Il fut inhumé au cimetière juif de Łódź.
Aujourd’hui, l’ancien roi de la pègre repose à quelques mètres de l’ancien roi du coton, Izrael Poznański, le grand industriel du textile disparu en 1900. Il est certain que leur chemin se serait rencontrés si Menachem était né quelques années plus tôt, mais lorsqu’on inhumait le magnat du textile, le gamin alors âgé de 10 ans abattait un policier pour sauver sa vie.
Curieux et étonnant destin et parcours de ce gamin de rue, devenu une figure emblématique de la cité polonaise, un parrain à la fois respecté, craint et déchu.
Une légende était née.

La modeste tombe de Menachem Bronsztajn, à deux pas du mausolée d'Izrael Poznański dans le cimetière juif de Łódź
La modeste tombe de Menachem Bronsztajn, à deux pas du mausolée d’Izrael Poznański dans le cimetière juif de Łódź – Photo Gapcior