Jakob Haberfeld, une vodka à Auschwitz…

…ou l’histoire d’une famille juive à Oświęcim

Jakob (Jakub) Haberfeld est le nom d’une vodka (wódka) qui était distillée dans la ville d’Oświęcim en région de petite Pologne (Małopolska).
Ville chargée de 8 siècles d’histoire, Oświęcim est malheureusement mondialement connu sous son autre sinistre nom que les allemands lui donnèrent durant 6 années, Auschwitz.

Wodka Czysta Jakob Haberfeld
Vodka blanche à la pomme de terre Jacob Haberfeld 50°
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La compagnie Parowej Fabryki Wódek i Likierów (Grande distillerie à vapeur de vodkas et liqueurs), fondée en 1804, distillait et distribuait des alcools et des liqueurs dont la wódka Jakob Haberfeld. C’était l’une des plus anciennes distilleries de vodka en Pologne. Aujourd’hui, la wódka cacher Jakob Haberfeld est distillée par la firme Nisskosher basée à Bielsko-Biała, à partir de blé, de seigle ou de pommes de terre et elle est déclinée brut ou parfumée au miel, à la cerise, à l’absinthe ou à la noix, sous une teneur d’alcool comprise entre 30 et 50 degrés. La qualité des vodkas casher Haberfeld est soumise à l’approbation de l’organisation religieuse Manchester Beth Din basée en Angleterre.

Distillerie Jakob Haberfeld à Oświęcim
La distillerie Jakob Haberfeld à Oświęcim

Haberfeld, quatre générations au service d’une ville

La famille Haberfeld fut l’une des familles juives (Enoch, Schönker, Henerberg) la plus influente de la ville d’Oświęcim. Elle s’intalla à Oświęcim dans la seconde moitié du XVIIIème siècle avec Simon Haberfeld, un juif originaire de Tura Luka (aujourd’hui en Slovaquie) et qui vint visiter la ville à l’invitation d’un ami étudiant de l’université de Prague. C’est là qu’il tomba amoureux de la jeune Jacheta Reider avec qui il se maria. Jakub, fruit de l’union de Simon et Jacheta fonda l’entreprise de distillation en 1804. Ce dernier épousa Hermine Starke. Ils eurent deux enfants, Emil Haberfeld (1869-1925) qui devint propriétaire de l’usine en 1906, et Rudolf Haberfeld (1873-1921). Emil eut trois fils, Gerhard, Erwin et Alfons (1904-1970). C’est à Alfons qu’il légua ses biens.

Tout au long de son histoire, la fabrique créa de très nombreuses variétés de vodkas dont certaines plus connues sous les noms de Magister, Basztówka et Zgoda, des liqueurs, des orangeades et des eaux gazeuses, distribuées dans des bouteilles de verre et de porcelaine. A la fin du XIXème siècle, la fabrique approvisionna la brasserie Okocim (qui fonctionne à ce jour) fondée par Jan Götz, un polonais d’origine bavaroise et elle représenta également la brasserie Żywiec (fondée en 1856 par le prince autrichien Albrecht Fryderyk Habsburg), actuellement l’une des plus grandes brasseries polonaises.

Durant la première guerre mondiale, la distillerie produisit de la vodka pour le compte de l’armée autrichienne. Pendant l’entre-deux guerres, jusqu’à 25 personnes travaillaient à la distillerie dont la production s’élevait à 50 000 litres. Ses alcools dont la qualité était reconnue, étaient exportés vers l’Autriche, la Hongrie, l’Italie et l’Allemagne.

Les époux Alfons Haberfeld et Felicja Spierer durant leurs noces
Les époux Alfons Haberfeld et Felicja Spierer durant leurs noces du 11 août 1936 à Cracovie.
Photo Rodgers Center for Holocaust Education, Chapman University, Orange, California.
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En août 1939, le directeur de la fabrique, Alfons Haberfeld et son épouse Felicja Lusia Spierer (1911-2010) avec qui il s’était marié en 1936 se trouvaient à New-York dans le cadre de leur participation à l’exposition universelle à laquelle ils avaient été invités.
Née dans une grande famille de Cracovie en 1919, Felicja étudia à l’université Jagellonne où elle obtint un master de philosophie puis à Vienne.
Initialement, Felicja n’était pas favorable à ce déplacement, mais elle suivit son mari qui voyait dans cette occasion une réelle opportunité de développement pour la distillerie. Le bateau sur lequel ils retournèrent en Europe fut détourné vers l’Angleterre en raison du déclenchement de la seconde guerre mondiale. Incapables de retourner en Pologne, ils liquidèrent leurs affaires afin de pouvoir repartir vers les Etats-Unis où ils débarquèrent par Ellis Island. Là, ils furent pris en charge par le membre de la famille de l’un de leurs employés polonais. A cette époque, les touristes ne pouvant qu’emporter une somme limitée, Felicja dut revendre ses bijoux et d’autres biens afin de payer les billets de bateau pour les Etats-Unis. Les communications étant soumises à une stricte censure, c’est par l’intermédiaire de la famille de leur employé qu’ils purent prendre des nouvelles de leur fille restée en Pologne à Oświęcim, désormais appelée Auschwitz.

Durant l’occupation allemande, la fabrique fut renommée Haberfeld unter Verwaltung Treuhändler et mise sous la tutelle d’un régisseur du nom de Handelmann. Les installations survécurent à la guerre à l’instar d’innombrables autre usines polonaises qui furent démantelées et pillées.
La fille des époux Haberfeld, Franciszka Henryka Haberfeld (Franusia) qui était née en 1937 et qui était restée en Pologne sous la protection de la belle-mère d’Alfons s’installèrent à Cracovie. Le grand-père, Leon Spierer fut chassé de son domicile par les allemands, il rejoignit à Cracovie sa femme et la petite-fille Franusia. Par la suite, ils se retrouvèrent confinés dans le ghetto de Cracovie. Les époux Haberfeld tentèrent en vain de venir en aide à leur famille en Pologne, ils envoyèrent le moindre argent à leur famille par l’intermédiaire d’un juif basé au Portugal. Alfons Haberfelt trouva un emploi à Baltimore comme manutentionnaire de tonneaux. La communication se fit plus difficile, ils apprirent que le ghetto fut liquidé et l’intermédiaire juif les informa de ne plus envoyer d’argent. Ce jour-là, Felicja compris.
Le père et l’oncle de Felicja furent raflés lors de la première liquidation du ghetto et furent déportés vers le camp de concentration de Mauthausen. Son frère fut également déporté vers cette destination.
Un cousin de Felicja qui avait pris soin de la petite depuis la déportation du grand-père fut déporté avec sa mère vers le camp d’extermination de Bełżec.
Ne restaient plus de la mère de Felicja et sa petite-fille dans le ghetto de Cracovie. La grand-mère fut raflée lors de la dernière grande aktion dans le ghetto. Elle cacha auparavant Franusia dans une cave. Malheureusement, la petite se mit à pleurer et les allemands la découvrirent et la mirent avec sa grand-mère dans un convoi à destination de Bełżec. La fillette était alors âgée de 5 ans.
C’est en 1944 que Alfons et Felicja apprirent la terrible nouvelle.
La photo ci-dessous fut expédiée aux époux Haberfeld depuis la Pologne.

Franciszka Henryka Haberfeld vers 1940
Franciszka Henryka Haberfeld vers 1940
Collection Rodgers Center for Holocaust Education, Chapman University.
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Felicia Haberfeld (Spierer)
Felicia Haberfeld (Spierer)
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Les époux Haberfeld retournèrent aux Etats-Unis où ils s’installèrent et fondèrent en 1952 avec des rescapés de l’holocauste une organisation appelée Club 1939 (The 1939 Society). En 1944, ils eurent un second enfant prénommé Stephen et la famille s’installa à Los Angeles en 1948. Ils tentèrent de récupérer la distillerie de Oświęcim alors propriété des autorités communistes afin d’en faire une maison pour l’humanité.
« Auschwitz était un lieu plein de vie, ça n’a pas toujours été un endroit de mort » disait Felicia. « C’était une ville très spéciale. La plupart des gens se font une fausse idée des juifs polonais venant de petits shtetls et qui vivaient séparés des autres par Dieu sait quoi. Ce n’était pas vrai pour Auschwitz. »
Felicia s’investit pleinement dans le programme pour la mémoire de l’Holocauste initié par l’université Chapman. Alfons travailla comme réceptionniste dans une distillerie et Felicja comme vendeuse de sous-vêtements féminins. Ils habitaient un modeste duplex.
Par la suite, ils s’installèrent dans une maison et Stephen étudia à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), puis à Princeton et à Harvard. Felicja quant à elle passa un diplôme de bibliothéconomie. En 1967, ils retournèrent à Oświęcim où ils découvrirent que l’état de leur maison était pire que ce qu’ils avaient imaginé. Les époux purent seulement sauver un coffre qui appartenait aux parents à elle et 2 armoires en porcelaine de Chine.
Les époux décédèrent à Los Angeles, Alfons en 1970 et Felicja en 2010. Alfons était l’un des rares juifs à avoir été honoré de la Croix d’Argent Polonaise pour le service public.

La famille Haberfeld représentait la partie progressiste de la communauté juive d’Oświęcim, elle participa activement à la vie sociale de la commune, elle siégea au conseil municipal et s’investit dans des actions caritatives.
Les frères Jacob, Rudolf et Alfons œuvrèrent chacun comme président de la communauté juive de Oświęcim.

Le déclin et la renaissance de la marque Haberfeld

La distillerie fut nationalisée après la guerre et appelée Fabryka Jakuba Haberfelda pod zarządem państwowym (Fabrique Jakub Haberfeld sous la direction de l’Etat). Elle fut utilisée pour l’embouteillage d’eau gazeuse et de boissons non alcoolisée ainsi que pour l’embouteillage de bières pour la compagnie Okocim. Le bâtiment abrita également un restaurant, une coopérative artisanale, des appartements d’habitation et des services fiscaux.

Comme nombre d’entreprises en Pologne après 1989, l’usine fit faillite et les installations furent pillées. A la fin des années 1980, Felicja engagea une procédure en vain pour la récupération de l’ancienne distillerie. La municipalité de l’époque lui proposa une restitution à la condition que le bâtiment soit racheté, restauré et maintenu dans son état original. Pour Felicja, l’objectif était de dédier le bâtiment à une oeuvre philanthropique ou une fondation. Les autorités lui répondirent qu’au delà d’une certaine date, si elle ne se présentait pas avec la somme requise, le bien serait mis aux enchères au plus offrant. En 1991, Stephen Haberfeld en sa qualité de juge et ancien procureur se rendit à Oświęcim auprès des autorités pour tenter de trouver une solution et empêcher la vente des bâtiments. En 1995, ce qui restait de l’usine et de la maison familiale fut inscrit au registre des monuments, cependant les bâtiments déjà très endommagés tombèrent en ruines. Acquis en 1998 par le Consortium des finances et du commerce de Cracovie pour la somme de 80 000 złoty, les bâtiments furent revendus à des particuliers, puis démolis en 2003.

En juin 2019, un musée a été ouvert au 4 de la rue Dąbrowski à Oświęcim, dans un nouveau bâtiment édifié sur l’emplacement de l’ancienne fabrique, un édifice qui abrite l’hôtel Hampton by Hilton; afin de pérenniser la mémoire de la fabrique de vodkas et liqueurs Jakob Haberfeld et les contributions apportées à la ville par la famille Haberfeld durant un siècle et demi.

Pavé de la mémoire de  Franciszka Henryka Haberfeld
Pavé de la mémoire de Franciszka Henryka Haberfeld – Photo Mirosława Ganobisa
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En juillet 2019, un pavé à la mémoire de Franciszka Henryka Haberfeld réalisé par un artiste allemand d’Oświęcim, Gunter Demnig, a été apposé sur le lieu de la fabrique disparue.

Voir une vidéo témoignage de Felicia Haberfeld (1h20 – english)
Source The 1939 Society

Epilogue

Lorsque le camp de Birkenau fut ouvert en 1942, les déportés étaient sélectionnés depuis un quai qui avait été construit avant la guerre par Alfons Haberfeld à des fins de transport d’un gravier fluvial.
Les 8000 juifs qui habitaient Oświęcim périrent durant la guerre. La grande synagogue fut détruite par les allemands. Alfons Haberfeld fut le dernier président de la communauté juive.

Le dernier juif de Oświęcim, Szymon Kluger, un rescapé du camp de Auschwitz-Birkenau est mort en 2000. Il était né dans une maison mitoyenne à la synagogue Chewra Lomdei Misznajot qui est aujourd’hui visible et il était retourné vivre à Oświęcim en 1962. Il a été inhumé dans le cimetière juif de la ville.

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