Retour sur les camps d’extermination
Le camp de Chełmno est peut être l’un des moins connus du grand public. Comme finalement peut être la plupart de ces camps, camps d’extermination, dont il ne reste rien aujourd’hui si ce n’est des sites où des monuments que l’on a érigé rappellent leur activité de mort.
Et pour cause, les camps d’extermination, qui se distinguent radicalement des camps de concentration, n’ont eu qu’une existence très éphémère dans la marche du temps et dans l’histoire de l’holocauste. Une année tout au plus. Raoul Hilberg, grand historien de l’holocauste leur avait donné un nom, les centres de mise à mort. En outre, il s’agissait de petits camps par leur superficie et leurs infrastructures. Seules de petites unités SS administraient ces camps qui pour certains étaient également gardés par des SS d’origine étrangère, essentiellement ukrainiens.
Ces sites avaient été établis dans des zones éloignées afin que leur fonctionnement reste le plus anonyme possible, dans des forêts et non loin d’axes ferroviaires.
Il y eut 4 camps d’extermination établis en Pologne occupée par les Allemands; Sobibór, Treblinka, Bełżec, Chełmno. Les 3 premiers furent établis dans cette portion de territoire annexée de la Pologne et soumise à un régime spécial par l’occupant, le Gouvernement Général. Le dernier camp fut établi dans le Reichsgau Wartheland, les territoires de Pologne occidentale qui furent annexés et soumis au pouvoir du IIIème Reich. Cet espace avait été redéfini comme une zone de repeuplement où de nombreuses familles allemandes furent envoyées afin de coloniser un espace vital de fait revendiqué par le pouvoir nazi. Nombre de polonais furent expulsés et dirigés vers les régions de l’est devenues parties intégrantes du Gouvernement Général.
Chełmno nad Nerem (Chełmno sur le Ner, du nom de la rivière qui traverse l’endroit) se trouvait alors dans cette zone de repeuplement et des familles allemandes s’installèrent dans la région et dans le village qui fut renommé Kulmhof an der Nehr.
Deux autres grands camps de concentration possédèrent une double activité de concentration et d’extermination; les camps de Majdanek et d’Auschwitz. Pour le second, c’est plus précisément le camp de Birkenau (aussi appelé Auschwitz II) qui prit essentiellement en charge l’extermination des populations juives, et roms.
Les camps d’extermination sont apparus dès la mise en oeuvre de l’Aktion Reinhard, dont le but était la mise à exécution à un niveau industriel de la solution finale à la question juive qui se déroula essentiellement entre le printemps 1942 et l’été 1943 avec la liquidation des ghettos d’Europe Centrale et de l’est et la déportation des juifs d’Europe de l’ouest. Cette vaste organisation à la fois politique, administrative, militaire et industrielle d’un processus d’annihilation d’un peuple reste à ce jour un événement unique dans l’histoire de l’humanité. C’est cette singularité qui tend malheureusement à se banaliser aujourd’hui, lorsque des comparaisons sont avancées entre génocides, même s’il n’existe pas d’évaluation arithmétique dans le pire que l’homme puisse être capable. C’est l’organisation même de ce processus de mort qui échappe à toute raison humaine et qui reste un marqueur dans notre histoire commune.
Dans les camps d’extermination, les déportés n’étaient pas confinés dans des baraquements en vue d’une exploitation ultérieure de la main d’oeuvre dans des ateliers et d’autres camps de travail comme c’était le cas pour les camps de concentration. Ils étaient éliminés dès leur arrivée. Cette organisation millimétrée permettait de faire disparaître un convoi de déportés en une heure en moyenne après leur arrivée au camp. Les infrastructures de ces camps furent détruites par les allemands durant l’été 1943 afin d’effacer toutes traces du forfait accompli. Il arriva même que l’on déterra les cadavres qui n’avaient pas été brûlés des fosses communes afin de broyer les ossements. A Sobibór et à Treblinka, des détenus se révoltèrent durant cette période et un certain nombre réussirent à s’échapper.
Situé à une heure de route au nord-ouest de la ville de Łódź, le camp d’extermination de Chełmno eut un fonctionnement quelque peu différent. Son activité se concentra durant 2 années distinctes, 1942 et 1944.
C’était le premier camp en Pologne où furent menés des gazages de prisonniers, avec l’aide de camions. Les opérations débutèrent fin 1941 jusqu’au printemps 1943. L’activité meurtrière reprit au printemps 1944 avec la liquidation des habitants du ghetto de Łódź, la grande ville du textile d’avant guerre où la population juive du ghetto fut longuement exploitée dans des usines et des ateliers pour le compte de l’occupant.
Et de la terre surgit un nom
En 1998, une campagne de fouilles archéologiques fut entreprise autour de l’ancien manoir, dans le village de Chełmno. Du manoir, il ne reste aujourd’hui que les fondations. C’est dans ce manoir, déjà délabré au début de la guerre, qu’étaient amenés directement les déportés, ou depuis l’église où ils étaient confinés la nuit s’ils avaient été amenés le soir au village. Leur arrivée se faisait dans le calme car il leur avait été expliqué que de là, ils seraient dirigés vers l’Allemagne ou vers l’est, pour le travail. Les déportés pouvaient voir le manoir où ils allaient pénétrer, depuis l’entrée du site. Ce n’est qu’une fois dépossédés de leurs biens et déshabillés, dans les caves du manoir, qu’on les dirigeait de manière brutale vers une plateforme où ils étaient poussés dans des camions. Durant la première période de fonctionnement du camp, les déportés pouvaient conserver leurs sous-vêtements. On employa au départ des substances chimiques expédiées depuis l’Allemagne pour les asphyxier par le CO², puis on utilisa les gaz d’échappement des moteurs qui se révélèrent plus efficaces et économiques; 15 minutes étaient nécessaires pour que les gaz firent leur effet mortel. De là, les camions se dirigeaient ensuite vers la forêt voisine de Rzuchów, distante de 5 kilomètres, où il étaient enterrés dans d’immenses fosses communes. Le manoir fut rasé par les allemands à la fin de la première campagne d’extermination.
Cette campagne de fouille avait pour but de rechercher de nouveaux indices quant à l’histoire de ce site. Le village étant situé en hauteur, des fouilles furent entreprises sur le terrain situé légèrement en contrebas à l’arrière du manoir, vers la rivière Ner, là où les allemands jetèrent des affaires des déportés qui n’avaient aucune valeur à leurs yeux. On procéda à la manière de fouilles archéologiques sur un site historique plus ancien, par couches. De fait, on mis au jour 2 couches distinctes qui correspondaient aux deux périodes de déportation et de fonctionnement du site. On retrouva de nombreux objets dont une partie sont aujourd’hui exposés dans le musée qui se trouve sur le site, et dans l’ancien grenier à céréales mitoyen (Spichlerz) qui a été rénové ces dernières années à cet effet: des couverts, des colliers, des bracelets et des médailles sans valeur, certains portant des initiales qui témoignent aujourd’hui de l’anonymat de nombre de ces victimes, aussi des ustensiles de cuisine, des jouets pour enfants, des centaines de flacons pharmaceutiques provenant pour certains d’Allemagne, de Tchécoslovaquie, du Luxembourg. On retrouva même, parmi des flacons d’origine polonaise des aiguilles de seringue qui certainement témoignaient de la liquidation des hôpitaux du ghetto de Łódź. Egalement deux broches avec les prénoms de Bela et Irka. Une partie de ces objets avaient déjà été retrouvée lors des fouilles entreprises sur le site du manoir et des fosses communes en forêt dès le milieu des années 1980.
Et en 1998, un objet singulier apparu, métallique, jauni par le temps. On le retrouva dans la couche de fouille n°2 de l’année 1944, une zone située en dehors du périmètre, au delà d’une grille, qui se trouvait côté ouest du manoir.
Il s’agissait du couvercle d’un porte-cigarettes qui, dans sa partie intérieure, comportait la gravure suivante :
p. Józefowi Jakubowskiemu
za 1 miejsce
na gymkhanie motocyklowej
na motocyklu Sokół 600
« Gordon-Bennet »
od A. R Klinger
dn. 30 VIII. 36
Mr Józef Jakubowski, pour la première place du gymkhana motocycliste sur une moto Sokół 600. « Gordon-Bennet ». De la part de Klinger, le 30 août 1936.
Des initiales, des prénoms avaient été découverts lors des fouilles entreprises en 1998 ou antérieurement (fouilles réalisées sous la direction du couple Nowak), sur certains objets, on pu aussi déchiffrer un nom sur la photo d’une tombe prise dans le cimetière juif de Częstochowa, mais c’était la première fois qu’un nom complet apparaissait, qu’un objet pouvait être identifié à une personne précise.
Józef Jakubowski était un motocycliste et sportif reconnu durant l’entre-deux guerres qui avait participé à de nombreuses compétitions. Il excellait notamment dans le gymkhana à moto, une discipline alors reconnue dans laquelle les concurrents rivalisaient avec des exercices de précision, de vitesse et d’équilibre. Kuba, le surnom par lequel on s’était habitué à l’appeler, Kuba étant le diminutif de Jakub(owiski)-Jacob; était membre du club motocycliste de Varsovie. Ce club fédérait alors 70% des motards de la capitale. Il était d’une humeur agréable, gaie et souriant et aimé de ses proches amis motocyclistes comme Józef Docha, Tadeusz Tomaszewski, Tadeusz Heryng, Konstanty Rogoziński, Witold Rychter qui formaient une équipe inséparable qui se retrouvait toujours pour assouvir leur passion.
James Gordon Bennett (1841-1918) était un magnat américain de la presse et passionné de sport qui créa au début du XXème siècle une compétition automobile puis une autre de ballons libres qui perdure jusqu’à aujourd’hui. En 1936 (également en 1934 et 1935), elle se déroula à Varsovie. C’est à l’occasion de cette compétition que fut organisé un concours motocycliste qui se tint les 29 et 30 août. Le premier jour, la compétition fut remportée par Docha, Jakubowski terminant second et le lendemain, l’ordre fut inversé et Jakubowski remporta le concours. Parallèlement aux épreuves de gymkhana se déroulaient d’autres exercices de maîtrise d’obstacles et de sauts au tremplin, spécialité où excellait Kuba. Il participa alors aux compétitions au guidon d’une moto de fabrication polonaise, le modèle Sokoł 600 fabriqué par la société PZInż.
On notera la faute d’orthographe sur le porte-cigarettes dont le nom Bennett ne comporte qu’un seul t.
On ignore aujourd’hui où et quand est né Józef Jakubowski. D’après certains recoupements, on pense qu’il est né vers 1902. Zdzisław Lorek, qui avait participé à une campagne de fouille et qui aujourd’hui travaille au musée de Chełmno, contacta après la découverte, Tomasz Szczerbicki, un spécialiste du monde automobile et motocycliste qui effectua des recherches. On apprit que Kuba était un grand motocycliste qui avait également eut un épisode sportif dans le monde automobile puisqu’il participa au rallye automobile de Monte Carlo en 1937 avec Tadeusz Marek et en 1938 avec Lucjan Borowik. Il participait jusqu’à 30/40 compétitions par an. La moto était sa passion et il adapta au mieux sa vie pour l’assouvir. A la fin des années 1920, avec son ami Konstanty Rogoziński, il devint représentant de la marque anglaise de motos Excelsior. Dès 1935, avec le développement des motos polonaises et de la série Sokoł, il roula principalement avec ce modèle.
Certaines informations sur la vie de Józef Jakubowski dans les années 1920 ont pu être extraites d’après l’autobiographie publiée en 1985 par son ami Witold Rychter après la guerre. Autrement ce sont essentiellement des classements sportifs que l’on retrouve à son sujet dans la presse spécialisée. Sur une photo, il apparaît avec le titre inż. (ingénieur), mais on n’est pas certain qu’il était effectivement diplômé, car à l’époque, une personne spécialiste en motorisation pouvait être également appelée par ce titre. Si tel était le cas, il pouvait alors être officier de réserve et militaire au début de la guerre, car un autre recoupement fut envisagé lorsqu’on appris que des habitants de Chełmno avaient vu un jour les allemands amener sur le site 5 militaires et 12 officiers polonais, provenant certainement d’un camp de prisonniers, pour être exécuté.
Avec la renaissance de la Pologne durant l’entre-deux guerres, on réorganisa l’armée et on l’équipa de nouveaux matériels, notamment des motos de fabrication polonaise afin de conserver une indépendance matérielle. Un modèle spécifique fut étudié pour le compte des militaires, le modèle CWS M55 (side-car), mis au point en 1929 par la firme PZInż. de Varsovie, et durant une saison, des motos de type side-car furent remises aux meilleurs motards du pays dont Jakubowski et ses amis, afin de la tester sur le terrain et lors d’événements sportifs et de remonter les problèmes et améliorations à apporter. Les motards participèrent à cette campagne en remettant au constructeur et militaires des rapports de tests. Kuba effectua des tests notamment avec l’ingénieur concepteur Rudawski.
Dans la fougue de leur jeunesse, Jakubowski et 4 de ses camarades participèrent avec des motos Sokoł 200 et 600 au raid des Tatras (Rajd Tatrzanski), organisé en août 1939 dans le sud du pays, dans les montagnes du même nom, où ils entamèrent l’ascension du mont Kasprowy Wierch, le plus haut sommet (1987 m).
C’est la dernière information dont on dispose sur Kuba. Plus tard après la guerre, des photos ont été retrouvées dans un album qui appartenait à l’un de ses amis, Tadeusz Tomaszewski. Il n’était pas très grand, un peu corpulent, avec une allure jeune même à l’âge de 35 ans, et toujours souriant.
De ce simple morceau de porte-cigarettes, un nom et des bribes d’histoire d’une vie ont resurgit. Finalement, on ignore si Józef Jakubowski était juif. Probablement, mais comment expliquer sa présence à Chełmno alors qu’il était d’après son parcours un sportif de Varsovie. Peut être était-il militaire au début du conflit, prisonnier de guerre envoyé ici avec d’autres comme des témoins l’avaient signalé, On ne le saura probablement jamais.
Kuba restera une personne au visage souriant et dont la silhouette s’est évanouie dans les fosses de la forêt de Rzuchów parmi des dizaines de milliers d’autres, et dont le porte-cigarettes jeté parmi des broches, des flacons, des peignes et quelques jouets reste une trace de ces vies perdues.