Zalman Kaplan, la mémoire par l’image

Le photographe des communautés

Ce n’est qu’une quarantaine d’années après la mise au point du procédé daguerréotype (1839) par Louis Daguerre, que Zalman Kaplan se mit à exercer la photographie.

Zalman Kaplan
Zalman Kaplan

Zalman Kaplan habitait la petite ville de Szczuczyn en voïvodie de Podlachie (Podlaskie), Shtutsin en yiddish, une bourgade située dans le nord-est de la Pologne actuelle, où il était né vers 1878. Il possédait un studio photographique et il s’était marié à l’âge de 20 ans avec Ethel Smorgonska qui était originaire de la ville voisine de Grajewo.

Zalman Kaplan perfectionna sa technique afin d’atteindre la maîtrise de la lumière et de la photographie figurative. De même, il améliora ses connaissances techniques du développement et de la retouche d’images. En effet, les clichés qui ont pu traverser les vicissitudes de la guerre révèlent une qualité de précision et de conservation plus qu’étonnante grâce à des phases de fixation supplémentaires qu’il avait développées et mises au point durant le processus d’agrandissement des clichés qu’il prenait.

(de G à D), Fanya Raczkowski (née Kaplan), Zyskind Raczkowski, Szlomo (petit-fils de Zalman), Regina Cyrlak (née Kaplan) Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.

Dans un souci de perfection, Zalman Kaplan retouchait directement les négatifs afin de restituer le meilleur profil de ses clients.

Il étendit également son savoir faire avec la photographie en extérieur, la photographie événementielle, les photos de famille et de groupes, notamment avec les organisations juives de sa région.

Avide d’immortaliser tous les gens qu’il côtoyait, il s’employa à photographier les membres de sa famille, les étudiants de la yeshiva, des membres de la communauté juive mais aussi des chrétiens et leur famille, des aspects de la vie locale avec les jours de marché, des vues de l’église, de la synagogue, les mariages et d’autres événements familiaux, les nombreuses associations et groupes culturels, politiques, municipaux. Il ne prenait par contre pas de photos de juifs ou d’artisans modestes assis à leur établi, de scènes de pauvreté telles que Roman Vishniac les avait immortalisées.
Il diffusa également des séries de cartes postales qui furent réalisées à partir de ses négatifs.
Il travaillait essentiellement à la lumière du jour. Son studio comportait deux grandes ouvertures murales vitrées et une autre sous le toit. Il utilisait la cour pour réaliser des portraits en extérieur.

(de G à D) Zalman Kaplan avec sa fille Fanya dans les bras, sa femme Ethel au centre, et ses sœurs 1897.
Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.

Ainsi c’est plusieurs dizaines de milliers de photographies qu’il réalisa entre 1890 et 1939.
La très grande majorité de ces clichés fut détruite durant la seconde guerre mondiale et le fonds de négatifs fut entièrement perdu à jamais.
La plupart des photographies prises par Kaplan et qui subsistent aujourd’hui proviennent de vieux albums photos de descendants de juifs de Szczuczyn et de la région et qui avaient émigré un peu partout dans le monde durant les années d’avant guerre.

Ethel Kaplan assise avec son fils Mojsze, ses filles Regina (robe blanche) et Fanya. 1919. Photo Z. Kaplan.
Collection The Museum of Fine Arts Houston
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Le fonds de photographies

Couple de Juifs à Szczuczyn Photo Z. Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A. (Cliquer pour agrandir)
Couple de Juifs à Szczuczyn 1937. Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.
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Trois groupes de photos ont seulement survécu à l’histoire et au temps.
Le premier fonds concerne les portraits, les photos de groupes qui avaient été emportées par les migrants de Szcuczyn ou qui avaient été expédiées par la poste à leurs familles installées à l’étranger. C’est plus de 800 photos qui ont pu être rassemblées par la suite.
Le second fonds de photos est toujours en possession des familles polonaises de Szczuczyn et de sa région.

De G à D, Zyskind Raczkowski, Fanya Raczkowski (née Kaplan), Regina (née Kaplan), Izaak Cyrlak mi 1930. Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.
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Le dernier fonds de photographies, qui a été mis à jour plus récemment, concerne des prises de vues qui furent éditées sous la forme de cartes postales et très souvent expédiées en Allemagne par des soldats allemands qui stationnaient dans la région durant la première guerre mondiale.
Nombre de ces photos ont été rassemblées par les petit enfants de Zalman Kaplan, Michael Marvins, qui lui-même exerce le métier de photographe professionnel à Houston, aux Etats-Unis, et Laura Kaplan Silver.
Kaplan mit en image la vie de cette petite ville de Szczuczyn, de sa région, de ses communautés juive et chrétienne. Son studio Fotografja Z. Kaplan, Szczuczyn-Białostocki était devenu célèbre dans toute la région.

L'ancien studio photo de Zalman Kaplan à Szczuczyn.
L’ancien « Atelier Photographique Z. Kaplan » (à droite) à Szczuczyn au 24 de la rue Kiliński.
Photos Mike Marvins et Google Maps (Cliquer pour agrandir)
Shlomo Raczkowski, le petit-fils de Kaplan. Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.
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Membres juifs et polonais des pompiers volontaires et de la fanfare mi 1920. Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.
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Szczuczyn durant l’entre-deux guerres

Présents dès le XVIIIème siècle, la population juive se développa fortement durant la première moitié du XIXème siècle jusqu’à atteindre 75% de la population vers 1890, à savoir plus de 3300 juifs. On pouvait à ce moment là parler de véritable shtetl. Szczuczyn était sous domination russe. Les juifs formaient alors une population typique des bourgades juives de l’est dont l’activité s’articulait essentiellement autour de l’artisanat et du petit commerce dont ils détenaient pratiquement le monopole, mais qui dirigeait également des entreprises. Les jours de marché sur la place centrale se déroulaient les mardi et vendredi. Les paysans venaient vendre leurs animaux d’élevage et leurs produits de la ferme que les juifs achetaient et ces derniers leur vendaient des vêtements, des outils agricoles, des boissons. Une banque coopérative juive fut fondée en 1926, regroupant 350 familles juives. Environ 2500 juifs habitaient à Szczuczyn à cette époque.

Jour de marché à Szczuczyn en 1920
Collection Stanisław Orłowski

La population commença à décliner après la première guerre mondiale. En effet, la guerre eut de nombreuses répercussions dans les territoires de l’est polonais d’alors. La situation économique des juifs de dégrada, notamment suite à l’appauvrissement de certaines populations paysannes polonaises de la région, clientes des nombreux commerçants et démarcheurs juifs de Szczuczyn et des localités voisines. Beaucoup de familles juives émigrèrent vers les pays de l’ouest, principalement en Allemagne ou aux Etats-Unis. La proportion de juifs tomba alors de 73% en 1905 à 58% l’année suivante. Cette émigration à caractère essentiellement économique intervint suite aux répercussions sur le commerce avec la Russie qui marqua un coup d’arrêt avec le départ des russes des territoires polonais, mettant fin à un siècle de domination, puis avec les contrecoups de la révolution d’octobre. La première guerre mondiale eut également des effets négatifs avec de nombreuses destructions comme ce fut le cas à Szczuczyn en février 1915 avec les combats et le départ des troupes russes. Puis ce fut le conflit russo-polonais de 1920 qui suivit et enfin des difficultés liés à cette nouvelle Pologne en pleine renaissance et indépendance retrouvées en 1919.
La population juive ne représentait alors qu’environ 60% à la fin de la première guerre mondiale, une proportion somme tout importante. Elle continua à légèrement décroître jusqu’à l’entrée en guerre en 1939. A cette date, la population repartit à la hausse avec l’arrivée de nombreux juifs des territoires de l’ouest qui cherchaient plus de sécurité dans ces contrées orientales de nouveau soumises à la domination russe, après l’invasion de la Pologne orientale par l’URSS le 17 septembre 1939. Les allemands arrivèrent à Szczuczin le 6 septembre 1939 et en repartirent le 21 pour laisser la place aux russes le 27, conformément au pacte germano-soviétique d’août 1939.
Les années qui avaient précédé la guerre avaient vu la montée des idées et des mouvements nationalistes, qui s’accentuèrent dès 1935 après la mort du maréchal Piłsudski, et la mise en place d’un boycott des entreprises et des commerces juifs. Aussi, l’arrivée des russes, ennemis héréditaires des polonais, avait-elle été globalement bien perçue par les communautés juives qui purent de nouveau reprendre leurs activités commerciales et retrouver des postes au sein des administrations d’où ils avaient été écartés* et où furent alors écartés des polonais. La population juive s’élevât à 3000 personnes avec l’arrivée des réfugiés de l’ouest.
* Durant l’entre-deux guerres, sur les 24 membres du conseil municipal, 18 étaient juifs.
Pendant la présence russe de 1939 à juin 1941, une municipalité communiste fut mise en place à Szczuczyn. De nombreux polonais furent alors arrêtés et déportés en Sibérie, dont l’ancien maire, ainsi que des membres de l’intelligentsia locale et des propriétaires terriens. 20 familles juives de Szczuczyn furent également déportés vers la Sibérie.
C’est des centaines de milliers de polonais des territoires de l’est qui furent ainsi déportés durant cette présence russe vers la Sibérie et le Kazakhstan. De très nombreuses familles polonaises furent touchées et un ressentiment profond s’installa chez nombre de polonais envers les juifs qui étaient perçus comme favorables, voire complices des russes.

Un pogrom parmi d’autres

Le début de l’été 1941 fut une période tragique pour les juifs des régions orientales de la Pologne. A cette date, les armées du Reich envahirent l’ancien allié russe lors de l’opération Barbarossa. Les allemands entrèrent à Szczuczyn le 22 juin 1941. Il se trouvaient encore 2000 juifs en ville. Ils désignèrent le nouveau maire en la personne du forgeron Stanisław Peniuk et Mieczyslaw Kosmowski, employé des postes, fut nommé comme nouveau chef de la police. Plusieurs polonais qui avaient été mis en prison par les russes furent libérés et exprimèrent tout leur ressentiment à l’égard des bolcheviques et des juifs, dont certains avaient accueilli les russes avec des fleurs et en musique (source Yizkor book Szszuczyn) en 1939.
Les 27 et 28 juin 1941, Pienuk, et les frères Kosmowski, à la tête d’un petit groupe, attaquèrent violemment les juifs. Plus de 300 d’entre-eux furent tués, y compris des femmes et des enfants. Les corps furent jetés dans des fosses. Une unité de la Wehrmacht de passage à Szczuczyn mit fin aux exactions après des demandes de femmes juives. Entre le 14 et le 18 juillet, une centaine de juifs furent tués par la police locale sur des ordres d’un officier SS.

Le cimetière Juif de Szczuczyn
Le cimetière Juif de Szczuczyn
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Un ghetto fut établi en août 1941, une partie des juifs y furent confinés tandis que les autres, environ un millier, furent exécutés dans le cimetière juif. Le ghetto fut liquidé en novembre 1942, 200 juifs furent envoyé au camp de Bogusze situé à une vingtaine de kilomètres de là, tandis que les autres, furent déportés vers le camp d’extermination de Treblinka.
Seuls une dizaine de juifs de Szczuczyn survécurent à la guerre.
Des polonais qui avaient participé au pogrom furent tués par la suite par des allemands. 16 polonais furent jugés après la guerre. Un seul fut condamné à mort, un autre à 15 ans de prison. Beaucoup n’effectuèrent que plusieurs mois de prison et durent être libérés par manque de preuves, d’autres polonais n’ayant pas témoigné lors des procès par peur de représailles et suite à des menaces.

Zalman Kaplan, sa femme Ethel et ses filles Regina et Fanya furent tués lors du pogrom du 27-28 juin 1941.

C’est dans cette région que se produisirent une série de pogroms durant une période allant de juin à juillet 1941, lors ou avant même l’arrivée des allemands et le départ des russes, lorsque les autorités administratives se retrouvèrent complètement désorganisées ou purement absentes.
Selon l’IPN, c’est plus d’une vingtaine de pogroms qui éclatèrent, à Wąsosz, Stawiski, Radziłów, Jedwabne, Tykocin, Goniądz, Rajgród, Lipnik, Bzurów, Korycin, Szczuczyn, Trzcianne… Ils furent alimentés par le ressentiment et le désir de vengeance accumulés durant la présence russe, l’antisémitisme qui fut stimulé par les discours nationalistes, déjà depuis les années 30 pour des raisons économiques, politiques, religieuses. Ils furent initiés par des autorités locales, des chefs de villages (Sołtys) certains ecclésiastiques (d’autres s’y opposèrent fermement comme à Jasionówka, Brańsk…) , des notables (médecins, professeurs…), ils furent perpétrés par plusieurs milices qui s’étaient organisées et avec la participation plus ou moins active de locaux. Ils furent également encouragés par des éléments du Einzatsgruppe B qui opérait alors dans la région, quand les tueries ne furent pas directement menées par ces derniers. A Szczuczyn, les événements tragiques se produisirent avant la venue des allemands et furent interrompus avec l’arrivée d’une unité de l’armée régulière en ville (Wehrmacht).

Mojsze (Kaye Marvins), le fils de Zalman émigra au Canada dans les années 1920 et travailla pour le Studio Photo Gilbert de Toronto avant de partir s’installer aux Etats-Unis à Boston puis à Houston. Laura Kaplan-Silver est la petite-fille de Zalman. Elle aida son cousin, le photographe et petit-fils de Zalman, Michael (Mike) Marvins, à gérer les expositions de photos. C’est en consultant le site JewisgGen.org que Mike s’aperçu que 70 personnes effectuaient des recherches sur la ville de Szczuczyn. Après les avoir contactées, au prix d’un gros travail étalé sur plusieurs années, il pu rassembler 800 photos qui étaient dispersées dans le monde et qui avaient été prises par Zalman Kaplan.

150 photos de Zalman Kaplan ont été exposées au public en juin 2004 à l’Institut Historique Juif de Varsovie lors d’une exposition consacrée au photographe.