Jakob Haberfeld, une vodka à Auschwitz…

…ou l’histoire d’une famille juive à Oświęcim

Jakob (Jakub) Haberfeld est le nom d’une vodka (wódka) qui était distillée dans la ville d’Oświęcim en région de petite Pologne (Małopolska).
Ville chargée de 8 siècles d’histoire, Oświęcim est malheureusement mondialement connu sous son autre sinistre nom que les allemands lui donnèrent durant 6 années, Auschwitz.

Wodka Czysta Jakob Haberfeld
Vodka blanche à la pomme de terre Jacob Haberfeld 50°
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La compagnie Parowej Fabryki Wódek i Likierów (Grande distillerie à vapeur de vodkas et liqueurs), fondée en 1804, distillait et distribuait des alcools et des liqueurs dont la wódka Jakob Haberfeld. C’était l’une des plus anciennes distilleries de vodka en Pologne. Aujourd’hui, la wódka cacher Jakob Haberfeld est distillée par la firme Nisskosher basée à Bielsko-Biała, à partir de blé, de seigle ou de pommes de terre et elle est déclinée brut ou parfumée au miel, à la cerise, à l’absinthe ou à la noix, sous une teneur d’alcool comprise entre 30 et 50 degrés. La qualité des vodkas casher Haberfeld est soumise à l’approbation de l’organisation religieuse Manchester Beth Din basée en Angleterre.

Distillerie Jakob Haberfeld à Oświęcim
La distillerie Jakob Haberfeld à Oświęcim

Haberfeld, quatre générations au service d’une ville

La famille Haberfeld fut l’une des familles juives (Enoch, Schönker, Henerberg) la plus influente de la ville d’Oświęcim. Elle s’intalla à Oświęcim dans la seconde moitié du XVIIIème siècle avec Simon Haberfeld, un juif originaire de Tura Luka (aujourd’hui en Slovaquie) et qui vint visiter la ville à l’invitation d’un ami étudiant de l’université de Prague. C’est là qu’il tomba amoureux de la jeune Jacheta Reider avec qui il se maria. Jakub, fruit de l’union de Simon et Jacheta fonda l’entreprise de distillation en 1804. Ce dernier épousa Hermine Starke. Ils eurent deux enfants, Emil Haberfeld (1869-1925) qui devint propriétaire de l’usine en 1906, et Rudolf Haberfeld (1873-1921). Emil eut trois fils, Gerhard, Erwin et Alfons (1904-1970). C’est à Alfons qu’il légua ses biens.

Tout au long de son histoire, la fabrique créa de très nombreuses variétés de vodkas dont certaines plus connues sous les noms de Magister, Basztówka et Zgoda, des liqueurs, des orangeades et des eaux gazeuses, distribuées dans des bouteilles de verre et de porcelaine. A la fin du XIXème siècle, la fabrique approvisionna la brasserie Okocim (qui fonctionne à ce jour) fondée par Jan Götz, un polonais d’origine bavaroise et elle représenta également la brasserie Żywiec (fondée en 1856 par le prince autrichien Albrecht Fryderyk Habsburg), actuellement l’une des plus grandes brasseries polonaises.

Durant la première guerre mondiale, la distillerie produisit de la vodka pour le compte de l’armée autrichienne. Pendant l’entre-deux guerres, jusqu’à 25 personnes travaillaient à la distillerie dont la production s’élevait à 50 000 litres. Ses alcools dont la qualité était reconnue, étaient exportés vers l’Autriche, la Hongrie, l’Italie et l’Allemagne.

Les époux Alfons Haberfeld et Felicja Spierer durant leurs noces
Les époux Alfons Haberfeld et Felicja Spierer durant leurs noces du 11 août 1936 à Cracovie.
Photo Rodgers Center for Holocaust Education, Chapman University, Orange, California.
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En août 1939, le directeur de la fabrique, Alfons Haberfeld et son épouse Felicja Lusia Spierer (1911-2010) avec qui il s’était marié en 1936 se trouvaient à New-York dans le cadre de leur participation à l’exposition universelle à laquelle ils avaient été invités.
Née dans une grande famille de Cracovie en 1919, Felicja étudia à l’université Jagellonne où elle obtint un master de philosophie puis à Vienne.
Initialement, Felicja n’était pas favorable à ce déplacement, mais elle suivit son mari qui voyait dans cette occasion une réelle opportunité de développement pour la distillerie. Le bateau sur lequel ils retournèrent en Europe fut détourné vers l’Angleterre en raison du déclenchement de la seconde guerre mondiale. Incapables de retourner en Pologne, ils liquidèrent leurs affaires afin de pouvoir repartir vers les Etats-Unis où ils débarquèrent par Ellis Island. Là, ils furent pris en charge par le membre de la famille de l’un de leurs employés polonais. A cette époque, les touristes ne pouvant qu’emporter une somme limitée, Felicja dut revendre ses bijoux et d’autres biens afin de payer les billets de bateau pour les Etats-Unis. Les communications étant soumises à une stricte censure, c’est par l’intermédiaire de la famille de leur employé qu’ils purent prendre des nouvelles de leur fille restée en Pologne à Oświęcim, désormais appelée Auschwitz.

Durant l’occupation allemande, la fabrique fut renommée Haberfeld unter Verwaltung Treuhändler et mise sous la tutelle d’un régisseur du nom de Handelmann. Les installations survécurent à la guerre à l’instar d’innombrables autre usines polonaises qui furent démantelées et pillées.
La fille des époux Haberfeld, Franciszka Henryka Haberfeld (Franusia) qui était née en 1937 et qui était restée en Pologne sous la protection de la belle-mère d’Alfons s’installèrent à Cracovie. Le grand-père, Leon Spierer fut chassé de son domicile par les allemands, il rejoignit à Cracovie sa femme et la petite-fille Franusia. Par la suite, ils se retrouvèrent confinés dans le ghetto de Cracovie. Les époux Haberfeld tentèrent en vain de venir en aide à leur famille en Pologne, ils envoyèrent le moindre argent à leur famille par l’intermédiaire d’un juif basé au Portugal. Alfons Haberfelt trouva un emploi à Baltimore comme manutentionnaire de tonneaux. La communication se fit plus difficile, ils apprirent que le ghetto fut liquidé et l’intermédiaire juif les informa de ne plus envoyer d’argent. Ce jour-là, Felicja compris.
Le père et l’oncle de Felicja furent raflés lors de la première liquidation du ghetto et furent déportés vers le camp de concentration de Mauthausen. Son frère fut également déporté vers cette destination.
Un cousin de Felicja qui avait pris soin de la petite depuis la déportation du grand-père fut déporté avec sa mère vers le camp d’extermination de Bełżec.
Ne restaient plus de la mère de Felicja et sa petite-fille dans le ghetto de Cracovie. La grand-mère fut raflée lors de la dernière grande aktion dans le ghetto. Elle cacha auparavant Franusia dans une cave. Malheureusement, la petite se mit à pleurer et les allemands la découvrirent et la mirent avec sa grand-mère dans un convoi à destination de Bełżec. La fillette était alors âgée de 5 ans.
C’est en 1944 que Alfons et Felicja apprirent la terrible nouvelle.
La photo ci-dessous fut expédiée aux époux Haberfeld depuis la Pologne.

Franciszka Henryka Haberfeld vers 1940
Franciszka Henryka Haberfeld vers 1940
Collection Rodgers Center for Holocaust Education, Chapman University.
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Felicia Haberfeld (Spierer)
Felicia Haberfeld (Spierer)
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Les époux Haberfeld retournèrent aux Etats-Unis où ils s’installèrent et fondèrent en 1952 avec des rescapés de l’holocauste une organisation appelée Club 1939 (The 1939 Society). En 1944, ils eurent un second enfant prénommé Stephen et la famille s’installa à Los Angeles en 1948. Ils tentèrent de récupérer la distillerie de Oświęcim alors propriété des autorités communistes afin d’en faire une maison pour l’humanité.
« Auschwitz était un lieu plein de vie, ça n’a pas toujours été un endroit de mort » disait Felicia. « C’était une ville très spéciale. La plupart des gens se font une fausse idée des juifs polonais venant de petits shtetls et qui vivaient séparés des autres par Dieu sait quoi. Ce n’était pas vrai pour Auschwitz. »
Felicia s’investit pleinement dans le programme pour la mémoire de l’Holocauste initié par l’université Chapman. Alfons travailla comme réceptionniste dans une distillerie et Felicja comme vendeuse de sous-vêtements féminins. Ils habitaient un modeste duplex.
Par la suite, ils s’installèrent dans une maison et Stephen étudia à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), puis à Princeton et à Harvard. Felicja quant à elle passa un diplôme de bibliothéconomie. En 1967, ils retournèrent à Oświęcim où ils découvrirent que l’état de leur maison était pire que ce qu’ils avaient imaginé. Les époux purent seulement sauver un coffre qui appartenait aux parents à elle et 2 armoires en porcelaine de Chine.
Les époux décédèrent à Los Angeles, Alfons en 1970 et Felicja en 2010. Alfons était l’un des rares juifs à avoir été honoré de la Croix d’Argent Polonaise pour le service public.

La famille Haberfeld représentait la partie progressiste de la communauté juive d’Oświęcim, elle participa activement à la vie sociale de la commune, elle siégea au conseil municipal et s’investit dans des actions caritatives.
Les frères Jacob, Rudolf et Alfons œuvrèrent chacun comme président de la communauté juive de Oświęcim.

Le déclin et la renaissance de la marque Haberfeld

La distillerie fut nationalisée après la guerre et appelée Fabryka Jakuba Haberfelda pod zarządem państwowym (Fabrique Jakub Haberfeld sous la direction de l’Etat). Elle fut utilisée pour l’embouteillage d’eau gazeuse et de boissons non alcoolisée ainsi que pour l’embouteillage de bières pour la compagnie Okocim. Le bâtiment abrita également un restaurant, une coopérative artisanale, des appartements d’habitation et des services fiscaux.

Comme nombre d’entreprises en Pologne après 1989, l’usine fit faillite et les installations furent pillées. A la fin des années 1980, Felicja engagea une procédure en vain pour la récupération de l’ancienne distillerie. La municipalité de l’époque lui proposa une restitution à la condition que le bâtiment soit racheté, restauré et maintenu dans son état original. Pour Felicja, l’objectif était de dédier le bâtiment à une oeuvre philanthropique ou une fondation. Les autorités lui répondirent qu’au delà d’une certaine date, si elle ne se présentait pas avec la somme requise, le bien serait mis aux enchères au plus offrant. En 1991, Stephen Haberfeld en sa qualité de juge et ancien procureur se rendit à Oświęcim auprès des autorités pour tenter de trouver une solution et empêcher la vente des bâtiments. En 1995, ce qui restait de l’usine et de la maison familiale fut inscrit au registre des monuments, cependant les bâtiments déjà très endommagés tombèrent en ruines. Acquis en 1998 par le Consortium des finances et du commerce de Cracovie pour la somme de 80 000 złoty, les bâtiments furent revendus à des particuliers, puis démolis en 2003.

En juin 2019, un musée a été ouvert au 4 de la rue Dąbrowski à Oświęcim, dans un nouveau bâtiment édifié sur l’emplacement de l’ancienne fabrique, un édifice qui abrite l’hôtel Hampton by Hilton; afin de pérenniser la mémoire de la fabrique de vodkas et liqueurs Jakob Haberfeld et les contributions apportées à la ville par la famille Haberfeld durant un siècle et demi.

Pavé de la mémoire de  Franciszka Henryka Haberfeld
Pavé de la mémoire de Franciszka Henryka Haberfeld – Photo Mirosława Ganobisa
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En juillet 2019, un pavé à la mémoire de Franciszka Henryka Haberfeld réalisé par un artiste allemand d’Oświęcim, Gunter Demnig, a été apposé sur le lieu de la fabrique disparue.

Voir une vidéo témoignage de Felicia Haberfeld (1h20 – english)
Source The 1939 Society

Epilogue

Lorsque le camp de Birkenau fut ouvert en 1942, les déportés étaient sélectionnés depuis un quai qui avait été construit avant la guerre par Alfons Haberfeld à des fins de transport d’un gravier fluvial.
Les 8000 juifs qui habitaient Oświęcim périrent durant la guerre. La grande synagogue fut détruite par les allemands. Alfons Haberfeld fut le dernier président de la communauté juive.

Le dernier juif de Oświęcim, Szymon Kluger, un rescapé du camp de Auschwitz-Birkenau est mort en 2000. Il était né dans une maison mitoyenne à la synagogue Chewra Lomdei Misznajot qui est aujourd’hui visible et il était retourné vivre à Oświęcim en 1962. Il a été inhumé dans le cimetière juif de la ville.

La Route de Birkenau selon Oskar Hansen

Un projet singulier pour commémorer les victimes du camp de la mort

En janvier 1957, un concours international initié par une organisation de survivants de l’Holocauste basée à Vienne et l’Union Internationale des Architectes, fut lancé afin d’édifier un monument à la mémoire des victimes du camp de Auschwitz-Birkenau.
Le sculpteur anglais Henry Moore fut nommé président du comité pour la commémoration d’Auschwitz et le jury international était composé entre autres de Odette Elina, une artiste française, les architectes Giuseppe Perugini de Milan, Jacob Bakema de Rotterdam, le sculpteur polonais August Zamoyski, le critique d’art Pierre Courthion.

La Route-The Road, projet de mémorial par Oskar Hansen pour le camp de Birkenau
La Route-The Road, projet de mémorial par Oskar Hansen pour le camp de Birkenau
Source Musée d’Art Moderne de Varsovie
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Parmi les candidats de ce concours, un projet innovant et atypique se singularisa à travers la vision de l’architecte polonais d’origine finlandaise Oskar Hansen (1922-2005) et de son équipe qui était composée de Zofia Hansen, Jerzy Jarnuszkiewicz, Edmund Kupiecki, Julian Pałka et Lechosław Rosiński. Cette vision singulière consistait à entreprendre un projet radical qui allait au delà de la notion de monument pour envisager et englober tout le camp dans une approche monumentale unique libre de toutes réalisations sculpturales ou de monuments.

Leur proposition consistait à ériger un axe rectiligne qui traversait le camp de part en part, dans une diagonale d’est en ouest, au moyen d’une voie surélevée qui aurait été réalisée à l’aide de pavés noirs, sur une longueur d’un kilomètre et une largeur de soixante-dix mètres. Sur ce passage qui aurait été dénommé La Route (The Road), les visiteurs auraient entrepris leur visite mémorielle.

Détail du projet de Oskar Hansen pour le mémorial du camp de Birkenau
Détail du projet de Oskar Hansen pour le mémorial du camp de Birkenau
Photo © César Delgado Martìn
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Cette expérience devait symboliser un passage de la vie vers la mort à travers un espace temps figé durant la traversée de l’ancien camp laissé à lui-même, puis un retour vers la vie.
Les vestiges que cette route traverserait auraient été maintenus isolés des visiteurs, tandis que toutes les autres parties du camp comme la rampe, les baraques existantes, les cheminées et tous les éléments encore visibles aujourd’hui auraient été laissés en l’état, pétrifiés, inaccessibles, figés dans un temps passé que la nature aurait petit à petit recouvert. Les survivants souhaitaient alors que les lieux restent tels qu’ils étaient à la fin de la guerre. Les visiteurs auraient alors pu laisser une carte ou tout autre artefact de leur passage sur le bord de cette route. La sinistre et emblématique porte du camp aurait été quant à elle laissée fermée à jamais, plus personne ne devant la franchir.
Seule la route devait témoigner des souffrances et des crimes intervenus sur ce lieu et faire réfléchir les visiteurs sur le traumatisme de l’expérience des victimes et les dangers de l’oubli.

Oskar Hansen et son concept de forme ouverte
Oskar Hansen et son concept de forme ouverte (cliquer pour agrandir)

Cette proposition de route de Hansen s’inspirait de son concept architectural de forme ouverte qui peut être schématisé par la création d’une oeuvre d’art qui ne serait pas finie, délimitée et qui offrirait des possibilités diverses de contexte et d’interprétation.

La proposition de l’équipe de Hansen ne fut pas retenue parmi les 426 projets proposés en provenance de 36 pays alors qu’elle était encore en concurrence lors de la seconde phase des sélections présentée en 1958 à Paris et au siège de l’UNESCO. Au départ, le jury était très favorable au projet de Hansen, mais la représentation des survivants du camp de Auschwitz-Birkenau exprimèrent leur réticence avec cette représentation abstraite et purement négative de la mémoire qui ne leur permettait pas d’identifier pleinement leur souffrance.

Le projet définitif fut sélectionné en 1959 et le monument dont les travaux débutèrent en 1965 fut inauguré en 1967, un projet commun réalisé par une équipe de sculpteurs polonais (dont les sculpteurs Jerzy Jarnuszkiewicz et Julian Pałka de l’équipe initiale de Hansen) et italiens qui faisaient partie des trois dernières propositions encore en lice.
Ce monument aujourd’hui visible s’élève au bout de la voie ferrée du camp entre les ruines des anciens crématoires.

Oskar Hansen, qui combattit durant la guerre dans la résistance au sein de l’Armia Krajowa, entreprit des études d’architecture en Pologne. En 1948 il poursuivit ses études en France sous la direction de Pierre Jeanneret, le cousin et partenaire de Le Corbusier. Il travailla également dans l’atelier de Fernand Léger et étudia également à Londres. C’est par l’intermédiaire de Pablo Picasso qu’il rencontra sa future femme Zofia Syrkusowa. Il mena une carrière aussi bien dans l’architecture que dans la transmission à travers l’académie des Beaux-Arts de Varsovie.

Le camp de Birkenau selon le projet de Oskar Hansen
Le camp de Birkenau selon le projet de Oskar Hansen – Simulation

Zalman Kaplan, la mémoire par l’image

Le photographe des communautés

Ce n’est qu’une quarantaine d’années après la mise au point du procédé daguerréotype (1839) par Louis Daguerre, que Zalman Kaplan se mit à exercer la photographie.

Zalman Kaplan
Zalman Kaplan

Zalman Kaplan habitait la petite ville de Szczuczyn en voïvodie de Podlachie (Podlaskie), Shtutsin en yiddish, une bourgade située dans le nord-est de la Pologne actuelle, où il était né vers 1878. Il possédait un studio photographique et il s’était marié à l’âge de 20 ans avec Ethel Smorgonska qui était originaire de la ville voisine de Grajewo.

Zalman Kaplan perfectionna sa technique afin d’atteindre la maîtrise de la lumière et de la photographie figurative. De même, il améliora ses connaissances techniques du développement et de la retouche d’images. En effet, les clichés qui ont pu traverser les vicissitudes de la guerre révèlent une qualité de précision et de conservation plus qu’étonnante grâce à des phases de fixation supplémentaires qu’il avait développées et mises au point durant le processus d’agrandissement des clichés qu’il prenait.

(de G à D), Fanya Raczkowski (née Kaplan), Zyskind Raczkowski, Szlomo (petit-fils de Zalman), Regina Cyrlak (née Kaplan) Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.

Dans un souci de perfection, Zalman Kaplan retouchait directement les négatifs afin de restituer le meilleur profil de ses clients.

Il étendit également son savoir faire avec la photographie en extérieur, la photographie événementielle, les photos de famille et de groupes, notamment avec les organisations juives de sa région.

Avide d’immortaliser tous les gens qu’il côtoyait, il s’employa à photographier les membres de sa famille, les étudiants de la yeshiva, des membres de la communauté juive mais aussi des chrétiens et leur famille, des aspects de la vie locale avec les jours de marché, des vues de l’église, de la synagogue, les mariages et d’autres événements familiaux, les nombreuses associations et groupes culturels, politiques, municipaux. Il ne prenait par contre pas de photos de juifs ou d’artisans modestes assis à leur établi, de scènes de pauvreté telles que Roman Vishniac les avait immortalisées.
Il diffusa également des séries de cartes postales qui furent réalisées à partir de ses négatifs.
Il travaillait essentiellement à la lumière du jour. Son studio comportait deux grandes ouvertures murales vitrées et une autre sous le toit. Il utilisait la cour pour réaliser des portraits en extérieur.

(de G à D) Zalman Kaplan avec sa fille Fanya dans les bras, sa femme Ethel au centre, et ses sœurs 1897.
Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.

Ainsi c’est plusieurs dizaines de milliers de photographies qu’il réalisa entre 1890 et 1939.
La très grande majorité de ces clichés fut détruite durant la seconde guerre mondiale et le fonds de négatifs fut entièrement perdu à jamais.
La plupart des photographies prises par Kaplan et qui subsistent aujourd’hui proviennent de vieux albums photos de descendants de juifs de Szczuczyn et de la région et qui avaient émigré un peu partout dans le monde durant les années d’avant guerre.

Ethel Kaplan assise avec son fils Mojsze, ses filles Regina (robe blanche) et Fanya. 1919. Photo Z. Kaplan.
Collection The Museum of Fine Arts Houston
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Le fonds de photographies

Couple de Juifs à Szczuczyn Photo Z. Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A. (Cliquer pour agrandir)
Couple de Juifs à Szczuczyn 1937. Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.
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Trois groupes de photos ont seulement survécu à l’histoire et au temps.
Le premier fonds concerne les portraits, les photos de groupes qui avaient été emportées par les migrants de Szcuczyn ou qui avaient été expédiées par la poste à leurs familles installées à l’étranger. C’est plus de 800 photos qui ont pu être rassemblées par la suite.
Le second fonds de photos est toujours en possession des familles polonaises de Szczuczyn et de sa région.

De G à D, Zyskind Raczkowski, Fanya Raczkowski (née Kaplan), Regina (née Kaplan), Izaak Cyrlak mi 1930. Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.
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Le dernier fonds de photographies, qui a été mis à jour plus récemment, concerne des prises de vues qui furent éditées sous la forme de cartes postales et très souvent expédiées en Allemagne par des soldats allemands qui stationnaient dans la région durant la première guerre mondiale.
Nombre de ces photos ont été rassemblées par les petit enfants de Zalman Kaplan, Michael Marvins, qui lui-même exerce le métier de photographe professionnel à Houston, aux Etats-Unis, et Laura Kaplan Silver.
Kaplan mit en image la vie de cette petite ville de Szczuczyn, de sa région, de ses communautés juive et chrétienne. Son studio Fotografja Z. Kaplan, Szczuczyn-Białostocki était devenu célèbre dans toute la région.

L'ancien studio photo de Zalman Kaplan à Szczuczyn.
L’ancien « Atelier Photographique Z. Kaplan » (à droite) à Szczuczyn au 24 de la rue Kiliński.
Photos Mike Marvins et Google Maps (Cliquer pour agrandir)
Shlomo Raczkowski, le petit-fils de Kaplan. Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.
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Membres juifs et polonais des pompiers volontaires et de la fanfare mi 1920. Photo Z.Kaplan ©1995 by Marvins/Kaplan Archives, Houston, Texas U.S.A.
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Szczuczyn durant l’entre-deux guerres

Présents dès le XVIIIème siècle, la population juive se développa fortement durant la première moitié du XIXème siècle jusqu’à atteindre 75% de la population vers 1890, à savoir plus de 3300 juifs. On pouvait à ce moment là parler de véritable shtetl. Szczuczyn était sous domination russe. Les juifs formaient alors une population typique des bourgades juives de l’est dont l’activité s’articulait essentiellement autour de l’artisanat et du petit commerce dont ils détenaient pratiquement le monopole, mais qui dirigeait également des entreprises. Les jours de marché sur la place centrale se déroulaient les mardi et vendredi. Les paysans venaient vendre leurs animaux d’élevage et leurs produits de la ferme que les juifs achetaient et ces derniers leur vendaient des vêtements, des outils agricoles, des boissons. Une banque coopérative juive fut fondée en 1926, regroupant 350 familles juives. Environ 2500 juifs habitaient à Szczuczyn à cette époque.

Jour de marché à Szczuczyn en 1920
Collection Stanisław Orłowski

La population commença à décliner après la première guerre mondiale. En effet, la guerre eut de nombreuses répercussions dans les territoires de l’est polonais d’alors. La situation économique des juifs de dégrada, notamment suite à l’appauvrissement de certaines populations paysannes polonaises de la région, clientes des nombreux commerçants et démarcheurs juifs de Szczuczyn et des localités voisines. Beaucoup de familles juives émigrèrent vers les pays de l’ouest, principalement en Allemagne ou aux Etats-Unis. La proportion de juifs tomba alors de 73% en 1905 à 58% l’année suivante. Cette émigration à caractère essentiellement économique intervint suite aux répercussions sur le commerce avec la Russie qui marqua un coup d’arrêt avec le départ des russes des territoires polonais, mettant fin à un siècle de domination, puis avec les contrecoups de la révolution d’octobre. La première guerre mondiale eut également des effets négatifs avec de nombreuses destructions comme ce fut le cas à Szczuczyn en février 1915 avec les combats et le départ des troupes russes. Puis ce fut le conflit russo-polonais de 1920 qui suivit et enfin des difficultés liés à cette nouvelle Pologne en pleine renaissance et indépendance retrouvées en 1919.
La population juive ne représentait alors qu’environ 60% à la fin de la première guerre mondiale, une proportion somme tout importante. Elle continua à légèrement décroître jusqu’à l’entrée en guerre en 1939. A cette date, la population repartit à la hausse avec l’arrivée de nombreux juifs des territoires de l’ouest qui cherchaient plus de sécurité dans ces contrées orientales de nouveau soumises à la domination russe, après l’invasion de la Pologne orientale par l’URSS le 17 septembre 1939. Les allemands arrivèrent à Szczuczin le 6 septembre 1939 et en repartirent le 21 pour laisser la place aux russes le 27, conformément au pacte germano-soviétique d’août 1939.
Les années qui avaient précédé la guerre avaient vu la montée des idées et des mouvements nationalistes, qui s’accentuèrent dès 1935 après la mort du maréchal Piłsudski, et la mise en place d’un boycott des entreprises et des commerces juifs. Aussi, l’arrivée des russes, ennemis héréditaires des polonais, avait-elle été globalement bien perçue par les communautés juives qui purent de nouveau reprendre leurs activités commerciales et retrouver des postes au sein des administrations d’où ils avaient été écartés* et où furent alors écartés des polonais. La population juive s’élevât à 3000 personnes avec l’arrivée des réfugiés de l’ouest.
* Durant l’entre-deux guerres, sur les 24 membres du conseil municipal, 18 étaient juifs.
Pendant la présence russe de 1939 à juin 1941, une municipalité communiste fut mise en place à Szczuczyn. De nombreux polonais furent alors arrêtés et déportés en Sibérie, dont l’ancien maire, ainsi que des membres de l’intelligentsia locale et des propriétaires terriens. 20 familles juives de Szczuczyn furent également déportés vers la Sibérie.
C’est des centaines de milliers de polonais des territoires de l’est qui furent ainsi déportés durant cette présence russe vers la Sibérie et le Kazakhstan. De très nombreuses familles polonaises furent touchées et un ressentiment profond s’installa chez nombre de polonais envers les juifs qui étaient perçus comme favorables, voire complices des russes.

Un pogrom parmi d’autres

Le début de l’été 1941 fut une période tragique pour les juifs des régions orientales de la Pologne. A cette date, les armées du Reich envahirent l’ancien allié russe lors de l’opération Barbarossa. Les allemands entrèrent à Szczuczyn le 22 juin 1941. Il se trouvaient encore 2000 juifs en ville. Ils désignèrent le nouveau maire en la personne du forgeron Stanisław Peniuk et Mieczyslaw Kosmowski, employé des postes, fut nommé comme nouveau chef de la police. Plusieurs polonais qui avaient été mis en prison par les russes furent libérés et exprimèrent tout leur ressentiment à l’égard des bolcheviques et des juifs, dont certains avaient accueilli les russes avec des fleurs et en musique (source Yizkor book Szszuczyn) en 1939.
Les 27 et 28 juin 1941, Pienuk, et les frères Kosmowski, à la tête d’un petit groupe, attaquèrent violemment les juifs. Plus de 300 d’entre-eux furent tués, y compris des femmes et des enfants. Les corps furent jetés dans des fosses. Une unité de la Wehrmacht de passage à Szczuczyn mit fin aux exactions après des demandes de femmes juives. Entre le 14 et le 18 juillet, une centaine de juifs furent tués par la police locale sur des ordres d’un officier SS.

Le cimetière Juif de Szczuczyn
Le cimetière Juif de Szczuczyn
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Un ghetto fut établi en août 1941, une partie des juifs y furent confinés tandis que les autres, environ un millier, furent exécutés dans le cimetière juif. Le ghetto fut liquidé en novembre 1942, 200 juifs furent envoyé au camp de Bogusze situé à une vingtaine de kilomètres de là, tandis que les autres, furent déportés vers le camp d’extermination de Treblinka.
Seuls une dizaine de juifs de Szczuczyn survécurent à la guerre.
Des polonais qui avaient participé au pogrom furent tués par la suite par des allemands. 16 polonais furent jugés après la guerre. Un seul fut condamné à mort, un autre à 15 ans de prison. Beaucoup n’effectuèrent que plusieurs mois de prison et durent être libérés par manque de preuves, d’autres polonais n’ayant pas témoigné lors des procès par peur de représailles et suite à des menaces.

Zalman Kaplan, sa femme Ethel et ses filles Regina et Fanya furent tués lors du pogrom du 27-28 juin 1941.

C’est dans cette région que se produisirent une série de pogroms durant une période allant de juin à juillet 1941, lors ou avant même l’arrivée des allemands et le départ des russes, lorsque les autorités administratives se retrouvèrent complètement désorganisées ou purement absentes.
Selon l’IPN, c’est plus d’une vingtaine de pogroms qui éclatèrent, à Wąsosz, Stawiski, Radziłów, Jedwabne, Tykocin, Goniądz, Rajgród, Lipnik, Bzurów, Korycin, Szczuczyn, Trzcianne… Ils furent alimentés par le ressentiment et le désir de vengeance accumulés durant la présence russe, l’antisémitisme qui fut stimulé par les discours nationalistes, déjà depuis les années 30 pour des raisons économiques, politiques, religieuses. Ils furent initiés par des autorités locales, des chefs de villages (Sołtys) certains ecclésiastiques (d’autres s’y opposèrent fermement comme à Jasionówka, Brańsk…) , des notables (médecins, professeurs…), ils furent perpétrés par plusieurs milices qui s’étaient organisées et avec la participation plus ou moins active de locaux. Ils furent également encouragés par des éléments du Einzatsgruppe B qui opérait alors dans la région, quand les tueries ne furent pas directement menées par ces derniers. A Szczuczyn, les événements tragiques se produisirent avant la venue des allemands et furent interrompus avec l’arrivée d’une unité de l’armée régulière en ville (Wehrmacht).

Mojsze (Kaye Marvins), le fils de Zalman émigra au Canada dans les années 1920 et travailla pour le Studio Photo Gilbert de Toronto avant de partir s’installer aux Etats-Unis à Boston puis à Houston. Laura Kaplan-Silver est la petite-fille de Zalman. Elle aida son cousin, le photographe et petit-fils de Zalman, Michael (Mike) Marvins, à gérer les expositions de photos. C’est en consultant le site JewisgGen.org que Mike s’aperçu que 70 personnes effectuaient des recherches sur la ville de Szczuczyn. Après les avoir contactées, au prix d’un gros travail étalé sur plusieurs années, il pu rassembler 800 photos qui étaient dispersées dans le monde et qui avaient été prises par Zalman Kaplan.

150 photos de Zalman Kaplan ont été exposées au public en juin 2004 à l’Institut Historique Juif de Varsovie lors d’une exposition consacrée au photographe.

L’hôpital pour enfants Bersohn et Bauman de Varsovie

Création et ouverture de la structure de soins pour les enfants

Plan original de l'hôpital Bersohn et Bauman
Plan original de l’hôpital Bersohn et Bauman

L’hôpital juif pour enfants Bersohn et Bauman a été édifié entre mai 1876 et avril 1878 suite à un projet datant du début des années 1870 initié par le couple Majer et Chaja Bersohn et leurs fille et gendre Paulina et Salomon Bauman. Ce sont ces derniers qui firent l’acquisition en 1872 d’une parcelle située entre les rues Sienna et Śliska (Sienna 60 et Śliska 51).
Majer Bersohn était un industriel et financier juif de Varsovie, et aussi philanthrope. Il fit don de 50 000 roubles pour la construction de l’hôpital à travers sa fondation créée en 1872. Salomon et Paulina Bauman firent également don de 30 000 roubles. Malgré ces fonds importants, la somme nécessaire à la construction du futur hôpital n’était pas encore réunie, c’est la raison pour laquelle le bâtiment ne fut édifié que quelques années plus tard.

L'hôpital Bersohn et Bauman vu de la rue Śliska
L’hôpital Bersohn et Bauman vu de la rue Śliska. Gravure domaine public (Cliquer pour agrandir)

Le bâtiment fut construit sous la houlette de l’architecte Artur Goebel. Il s’agissait à l’origine d’une structure qui pouvait accueillir 27 enfants. Un témoignage du docteur en pédiatrie Julian Kramsztyk rapporte que l’hôpital était agencé à l’étage autour d’un couloir qui s’ouvrait sur 5 grandes salles chacune équipée de 5 lits et d’un autre plus grand pour le surveillant. Quatre de ces salles étaient dédiées aux enfants atteints de maladies ou ayant subi une opération, tandis que la cinquième salle était réservée aiux maladies infectieuses. Chaque salle possédait deux grandes fenêtres. Le rez-de-chaussée quant à lui abritait les locaux du personnel, une grande cuisine, une lingerie, un cellier et d’autres locaux logistiques. La salle d’attente, les salles de chirurgie, la pharmacie et d’autres salles se trouvaient également au rez-de-chaussé.
Le premier poste de médecin-chef de l’hôpital fut assuré dès 1878 par le médecin-chirurgien d’origine juive Ludwik Chwat (1831-1914), un médecin formé à Berlin et à Vienne et qui introduisit une nouvelle méthode d’anesthésie. Son successeur fut le docteur Szymon Portner, qui fut à son tour remplacé par le docteur Adolf Poznański qui officiat jusqu’en 1923.
Parmi le personnel médical se trouvaient également le pédiatre Ludwik Wolberg, le médecin en chef des maladies infectieuses Adolf Koral, l’opthalmologue Dawid Natanson, le médecin oto-laryngologue Zygmunt Srebrny. Entre 1905 et 1912, Janusz Korczak y exerça en tant que pédiatre et succéda au docteur Julian Kramsztyk.
Durant la période allant de 1871 à 1881, le dispensaire accueillit 20 000 enfants, un tiers étant des enfants non-juifs. Cependant, l’infrastructure se révéla rapidement limitée et Paulina Brauman fit l’acquisition d’une nouvelle parcelle qui était située au 51 de la rue Śliska.

Inauguration du pavillon d'ophtalmologie de l'hôpital Bersohn et Bauman en 1900
Inauguration du pavillon d’ophtalmologie de l’hôpital Bersohn et Bauman en 1900 (Cliquer pour agrandir)

On procéda en 1900 à l’ouverture d’un département d’ophtalmologie situé dans un nouveau pavillon donnant sur la rue Sienna et qui fut financé par la famille Dawidson.
En 1909, le bâtiment de l’hôpital fut modernisé avec l’installation de lavabos, de systèmes de ventilation, de nouvelles salles de chirurgie, le remplacement des fenêtres. Un pavillon fut également édifié cette année là du côté de la rue Śliska.
Durant la première guerre mondiale, l’hôpital fut transformé en lazaret, puis revint à sa fonction initiale cinq semaines plus tard.

L'hôpital Bersohn et Bauman durant l'entre-deux guerres, vu depuis la rue Sienna
L’hôpital Bersohn et Bauman durant l’entre-deux guerres, vu depuis la rue Sienna. Photo Narodowe Archiwum Cyfrowe (Cliquer pour agrandir)

L’hôpital pouvait alors accueillir 115 patients, mais la place manquait encore.

Suite à une situation financière difficile, due notamment au non renouvellement du financement de 100 lits par les autorités municipales, l’hôpital fut fermé en 1923. C’est grâce à l’intervention active du docteur Anna Braude-Heller que le bâtiment fut transféré de la Fondation Bersohn et Bauman vers la société des amis des enfants (Towarzystwo Przyjaciół Dzieci) et que l’hôpital rouvrit en 1930. Le bâtiment pu alors être remanié et agrandi avec l’aide de fonds provenant de la communauté juive de Varsovie et de l’American Jewish Joint Distribution Committee, travaux alors menés sous la direction de l’architecte Henryk Stiefleman.
La construction d’une extension du côté de la rue Sienna fut réalisée. Probablement, le bâtiment principal fut surélevé d’un étage et un escalier fut rajouté à l’édifice, ce qui lui donna cette forme semi-circulaire toujours visible aujourd’hui. Des fonds privés furent également collectés comme ceux de Rafał et Berta Szereszowski qui furent employés pour équiper l’hôpital d’une salle de radiologie de rayons X.

Le laboratoire d'analyse médicale en 1930
Le laboratoire d’analyse médicale en 1930. Source Narodowe Archiwum Cyfrowe (Cliquer pour agrandir)

Au côté du médecin-chef Anna Braude-Heller, l’équipe médicale se composait du docteur Feliks Sachs pour le service des maladies, du docteur Mieczysław Gantz pour pour le département Tuberculose, de la doctoresse Teodozja Goliborska en charge du laboratoire des analyses médicales, du docteur Maurycy Płońskier, en charge du laboratoire d’anatomie et de pathologie.

Élèves infirmières en 1935. Photo source Institut Historique Juif
Élèves infirmières en 1935. Photo source Institut Historique Juif (Cliquer pour agrandir)

Un centre de formation d’infirmières pédiatriques qui avait ouvert en 1928 dispensait une formation d’une durée de 2 ans.
Une antenne de soins maternels et infantiles, dirigée par la doctoresse Natalia Szpigelfogel-Lichtenbaumowa fut ouverte du côté de la rue Sienna.
La capacité de l’Hôpital Bersohn et Bauman fut augmentée pour atteindre 250 lits à la fin des années 1930.

Étudiantes de l'école d'infirmières et les docteurs de l'hôpital Bersohn et Bauman en 1934.
Étudiantes de l’école d’infirmières et les docteurs de l’hôpital Bersohn et Bauman en 1934. Premier rang de droite à gauche, Dr. Jadwiga Hufnagel-Majewska assistante du directeur du département pédiatrie, Henryk Kroszczor directeur administratif, Dr. Anna Braude-Heller (4ème en partant de la droite), directrice de l’hôpital. Source Institut Historique Juif (Cliquer pour agrandir)

Période de la guerre

Durant le siège et les bombardements de Varsovie de septembre 1939, le personnel médical et logistique fit son possible pour faire fonctionner l’hôpital malgré les coupures d’électricité, de téléphone et d’approvisionnement en eau.
Après l’arrivée des allemands dans la capitale, l’hôpital fut mis sous la direction de Wacław Konieczny, un docteur originaire de Inowrocław et désigné par l’occupant, une personne éduquée en Allemagne et germanophone. Face à la dégradation des conditions sanitaires au début de la guerre et à une épidémie de typhus, une quarantaine fut mise en place et aucun personnel médical ne put quitter l’hôpital durant six semaines. L’hôpital rouvrit en février 1940.
L’hôpital se retrouva confiné dans le petit ghetto en novembre 1940. Le personnel médical procéda, de manière confidentielle, à des recherches scientifiques sur l’impact et les maladies engendrées par la malnutrition. Par la suite, avec l’extension de l’épidémie de typhus dans le ghetto, une antenne fut ouverte en octobre 1941 au 80-82 de la rue Leszno. Durant l’été 1941, on dénombrait 4000 décès par mois dus au typhus. Le bâtiment de la rue Leszno n’était pas adapté pour recevoir une structure hospitalière mais le personnel fit tout son possible pour répondre aux attentes des patients du ghetto.
L’hôpital Bersohn et Bauman de la rue Sienna fut fermé le 10 août 1942 durant la période des grandes déportations de l’été et la liquidation du petit ghetto. Le personnel eut 24 heures pour liquider les lieux. Une partie du matériel put être transportée avec des moyens de fortune vers le bâtiment de la rue Leszno, mais les équipements de radiologie et le laboratoire médical ne purent être déplacés.
La structure fut transférée trois jours plus tard vers le bâtiment de l’ancienne école de la rue Stawki sur le site de Umschlagplatz. La structure de ce nouvel hôpital qui ne disposait en fait plus des infrastructures matérielles nécessaires fusionnât avec celui de l’hôpital juif de Czyste situé au 17 de la rue Dworska et qui était considéré jusqu’au début de la guerre comme l’un des plus modernes de la capitale. Des patients de l’hôpital de la rue Stawki furent également envoyés vers celui de la rue Leszno, les infrastructures étant surtout utilisées pour confiner les juifs du ghetto en attente de déportation vers Treblinka. Des médecins et du personnel soignants figuraient aussi parmi les déportés.
C’est vers la fin des grandes déportations qu’une partie du personnel et l’ensemble des malades, soit près d’un millier de personnes, furent déportés vers le camp d’extermination de Treblinka le 11 septembre 1942. Le médecin pédiatre Adina Blady-Szwajger administra une dose mortelle de morphine à un groupe d’enfants afin qu’ils échappent au voyage final en train.

Durant l’insurrection de Varsovie de 1944, le bâtiment fut utilisé comme hôpital pour les insurgés de l’Armia Krajowa (Armée de l’intérieur – AK) au sein du bataillon Chrobry III. Des enfants qui se trouvaient déjà pris en charge furent transférés vers le pavillon d’ophtalmologie. Dès la seconde journée des combats, 70 insurgés furent pris en charge.

L’hôpital jusqu’à aujourd’hui

Après la guerre, un pavillon du côté de la rue Śliska endommagé durant la guerre fut démoli. Le siège et les logements des personnels du Comité Central des juifs de Pologne furent installés dans l’ancien hôpital Bersohn et Bauman. Par la suite, la structure redevint affectée à sa destination médicale.

Personnel soignant de l'hôpital Bersohn et Bauman en 1975
Personnel soignant de l’hôpital Bersohn et Bauman en 1975. Photo Polish Press Agency/Jolanta Klejn (Cliquer pour agrandir)

L’hôpital fut modernisé entre 1988 et 1993 et s’appelait Hôpital Pédiatrique Public des Enfants de Varsovie (Państwowy Szpital Pediatryczny im. Dzieci Warszawy). Il abritait le service régional des maladies infectieuses infantiles.
Suite à son rattachement avec l’hôpital pour enfants de Dziekanów Leśny dès l’an 2000, les unités médicales furent peu à peu liquidées et son activité s’arrêta définitivement en 2004. Mis en vente par la région qui en était propriétaire, l’ancien hôpital ne trouva pas preneur. Le Ministère de la Culture et de l’Héritage National proposa de le louer pour 30 ans afin d’y créer le futur musée du ghetto de Varsovie.
Le bâtiment fut inscrit au registre des monuments en 2017.
Le 7 mars 2018, le premier ministre Mateusz Morawiecki et le ministre de la culture Piotr Gliński, décidèrent de la création d’un musée du ghetto de Varsovie dans les locaux de l’ancien hôpital. Son ouverture est prévue en 2023. La future structure du musée a été confiée à Albert Stankowski, un ancien membre du Musée de l’Histoire des Juifs Polonais POLIN. Des études sont en cours concernant l’élaboration de la future exposition qui sera mise en place.

Epilogue

Hôpital Bersohn et Bauman durant la période du ghetto
Hôpital Bersohn et Bauman durant la période du ghetto (Cliquer pour agrandir)

Une partie des études scientifiques qui avaient été menées durant la période du ghetto et qui furent exfiltrées du côté aryen, furent éditées par Emil Apfelbaum sous le titre Maladie de la faim. Recherches cliniques sur la malnutrition réalisées dans le ghetto de Varsovie en 1942 (Choroba głodowa. Badania kliniczne nad głodem wykonane w getcie warszawskim w roku 1942).

L’antenne médicale de la rue Leszno (80/82) mise en place en 1941 se trouvait dans l’immeuble qui abritait le département du travail et des statistiques du Conseil Juif (Wydział Pracy i Wydział Statystyczny Rady Żydowskiej), actuellement à l’angle de la rue Żelazna et de l’avenue Solidarności. Suite au redécoupage du ghetto, une passerelle en bois fut temporairement édifiée pour accéder au bâtiment voisin numéro 64 qui se trouvait de l’autre côté de la rue Żelazna. L’ancien bâtiment de la rue Leszno fut démoli en 1962.

L’ancien hôpital juif de Czyste abrite aujourd’hui l’hôpital Wolski – Docteur Anna Gostyńska.

Le médecin pédiatre Adina Blady-Szwajger (1917-1993) passa en zone aryenne en janvier 1943 et rejoignit l’Organisation Juive de Combat comme agent de liaison pour Marek Edelman. Elle participa à l’insurrection de Varsovie de 1944 comme personnel médical puis après la guerre auprès du comité central des juifs de Pologne en tant que pédiatre.

Plaque à la mémoire de Anna Braude-Heller
Plaque à la mémoire de Anna Braude-Heller (Cliquer pour agrandir)

Parmi le personnel médical qui survécut à la guerre, on trouve le médecin et pédagogue d’origine juive Anna Margolis (1892-1957), Marek Edelman (1919-2009) qui travailla à la structure de la rue Stawki, le médecin pédiatre Hanna Hirszfeldowa (1884-1964), le médecin d’origine juive qui dirigeait le laboratoire de l’hôpital Bersohn et Bauman Teodozja Goliborska-Gołąb (1899-1992).
Une plaque à la mémoire de Anna Braude-Heller, apposée sur la façade de l’hôpital, fut dévoilée en 2001.

L'hôpital Bersohn et Bauman depuis la rue Śliska en 2019
L’hôpital Bersohn et Bauman depuis la rue Śliska en 2019 (Cliquer pour agrandir)

Docteur Anna Braude-Heller

Anna Braude-Heller
Anna Braude-Heller. Source Institut Historique Juif (Cliquer pour agrandir)

Anna Braude-Heller naquit en 1888 à Varsovie dans une famille juive, son père Aryeh Lejb Broddo était un commerçant. Elle suivit des études à Varsovie à l’école Fryderyka Thalgrün, et termina d’étudier jusqu’au bac en suivant des cours privés. En 1906 elle partit pour Genève où elle suivit des études en sciences sociales puis à Zurich où elle étudia la médecine. C’est à Berlin qu’elle obtint son diplôme de docteur en 1912 puis en URSS qu’elle poursuivit des études pour se spécialiser en pédiatrie et elle commença à pratiquer la médecine dans les campagnes russes avant de revenir en Pologne. Elle commença alors à travailler à l’hôpital juif de Czyste et un an plus tard, en 1913, à l’hôpital Bersohn et Bauman. Parallèlement, depuis son passage en Suisse, elle avait adhéré au mouvement socialiste antisioniste du Bund et elle s’engagea dans des actions sociales. Elle se maria en 1916 avec Eliezer Heller, un ingénieur avec qui elle eut deux enfants. Elle fut cette même année l’une des co-fondatrices de l’association des amis des enfants (Towarzystwo Przyjaciół Dzieci – TPD), et elle fut aussi l’initiatrice en 1919 de la création d’une école d’infirmières pédiatriques. Elle coopéra également au sanatorium Włodzimierz Medem situé à Międzeszyn dans la banlieue sud-est de Varsovie. Elle travailla aussi comme médecin généraliste dans une maison de protection de la mère et de l’enfant ainsi qu’au sein de l’école CISZO (Centrale Jidisze Szul Organizacje). Suite à la fermeture de l’hôpital Bersohn et Bauman en 1923, elle en fit l’acquisition par l’intermédiaire de l’association TPD et engagea des travaux et des modernisations des équipements jusqu’à la réouverture de la structure en 1930.

Anna Braude-Heller avec un jeune enfant dans l'hôpital Bersohn et Bauman durant la période du ghetto en 1942
Anna Braude-Heller avec un jeune enfant dans l’hôpital Bersohn et Bauman durant la période du ghetto en 1942. Source Emil Apfelbaum (Cliquer pour agrandir)

Durant la guerre, elle continua à s’occuper des enfants malades et entama des recherches médicales sur l’impact de la malnutrition sur les patients du ghetto. Durant cette période, elle était la présidente du comité de santé du Judenrat. Elle organisa dès 1941, lors de l’épidémie de typhus, la nouvelle structure de l’hôpital qui était situé dans la rue Leszno dans le grand ghetto. En août 1941, après le déplacement de l’hôpital de la rue Leszno vers le bâtiment de la rue Stawki sur le site de l’Umschlagplatz, elle continua à aider les malades malgré les conditions sanitaires et matérielles désastreuses. Elle déclina des offres de passage vers la zone aryenne afin de rester au contact de ses patients. De septembre 1942 à avril 1943, elle s’occupa de l’hôpital pour enfants du numéro 6 de la rue Gęsia. Anna Braude-Heller mourut le premier jour de l’insurrection du ghetto le 19 avril 1943, dans le bunker (sous-sols aménagés) de ce même hôpital de la rue Gęsia, avec d’autres patients.
Le médecin Anna Braude-Heller dirigea l’hôpital Bersohn et Bauman de 1930 à 1942.
La photo ci-dessus est extraite du livre édité par Emil Apfelbaum et qui présente les études médicales réalisées à l’hôpital Bersohn et Bauman sur les patients du ghetto durant la guerre

Plaque à la mémoire du docteur Anna Braude-Heller sur la façade de l'hôpital Bersohn et Bauman de Varsovie
Plaque à la mémoire du docteur Anna Braude-Heller sur la façade de l’hôpital Bersohn et Bauman de Varsovie (Cliquer pour agrandir)

Etude clinique des effets de la sous-nutrition dans le ghetto

Hunger Disease (Current concepts in nutrition, vol. 7) Myron Winick. Published by Wiley (1979)
Hunger Disease (Current concepts in nutrition, vol. 7) Myron Winick. Published by Wiley (1979)

Une traduction anglaise réalisée par le docteur Myron Winick a été éditée en 1979 à partir du manuscrit concernant l’étude qui avait été menée à l’intérieur du ghetto par le personnel soignant.
Hunger Disease: Studies by the Jewish Physicians in the Warsaw Ghetto (Current concepts in nutrition) – Topics include: clinical changes in adults and children, metabolic adaptations, circulatory changes, changes in the eye and in vision, changes in the blood and bone marrow, and pathologic anatomy.
Le livre de 276 pages a été publié par les éditions John Wiley & Sons Inc, 1979. ISBN: 9780471050032

Autres liens

Lien1 et lien2 vers Marian Apfelbaum, fils de Emil Apfelbaum cité dans l’article, sauvé du ghetto grâce à l’action du mouvement d’aide aux Juifs Żegota.

Wiera Gran, la diva devenue paria

Les jeunes années

Wiera Gran, de son vrai nom Dwojra Grynberg est née à Białystok le 20 avril 1916, enfin, probablement née là car on ne le sait pas exactement. Elle était la fille de Eliasz Grynberg et de Luba Kaplan, et la plus jeune sœur de Hinda (Helena) et de Maryam (Maryla). Białystok, grande ville du nord-est où vivait une importante communauté juive était alors sous domination russe, comme toute la partie orientale de la Pologne. Après la fin de la première guerre mondiale, la famille partit s’installer à Wołomin, une ville située à une vingtaine de kilomètres à l’est de Varsovie, là elle fréquenta l’école élémentaire juive. Après la mort du père, Eliasz, la mère et ses filles partirent s’installer à Paris; elles revinrent à Wołomin à peine deux années plus tard. Dwojra intégra alors l’école primaire. En 1931, la famille déménagea une nouvelle fois et alla s’installer à Varsovie, rue Elektoralna, une rue située au sud du quartier juif de Muranów. A 17 ans, elle termina ses études et entra à l’école de danse de Irena Prusicka qui dirigeait alors l’une des trois écoles de danse les plus réputées de Varsovie. C’est en février 1934 qu’elle fit ses débuts dans la chanson.

La naissance d’une étoile

Sa carrière démarra sur les chapeaux de roues, et curieusement Dwojra commença à chanter depuis les coulisses du cabaret Paradis situé dans le quartier de Nowy Świat, car elle portait un plâtre suite à un accident d’automobile, mais surtout parce qu’elle était aussi terrifiée à l’idée de chanter devant un public. On voulait également éviter certains problèmes car elle était encore mineure. C’est le 1er février 1934 qu’elle se produisit pour la première fois sous les feux de la rampe, face au public. Sa prestation fit sensation. Le cabaret était alors sous la direction musicale du compositeur Julian Front.

Wiera Gran
Wiera Gran (Cliquer pour agrandir)

L’une de ses premières chansons entendue par le public était Tango Brazylijskie, le tango brésilien. Elle enregistra un premier disque en 1934 pour la fameuse maison de disques de Varsovie Syrena Elektro dirigée par Juliusz Feigenbaum. C’est à partir de ce moment là qu’elle prit le nom de scène de Wiera Gran. Wiera Gran offrait une tessiture de voix de type contralto avec un timbre chaud, c’est à dire plutôt grave. Elle s’installa avec sa mère dans un appartement dans un immeuble situé 40 rue Hoża, dans un des quartiers plutôt huppés de la capitale. Tout au long de sa carrière musicale, avant et après la guerre, elle chanta également sous d’autres noms de scène comme Wiera Green, Sylvia Green, Mariol, Vera Gran, Weronika Tomaszewska, Weronika Gacka.

Disque de Wiera Gran enregistré dans les studios de Syrena Elektro à Varsovie
Disque de Wiera Gran enregistré dans les studios de Syrena Elektro à Varsovie (Cliquer pour agrandir)

En 1936, Edward Kurtz (Eddie Court), un compositeur d’origine juive, écrivit pour elle les chansons Pamiątka (souvenir) puis List () (la lettre). Elle se produisit au cabaret Paradis jusqu’en 1938. Parallèlement, dès le 28 mars 1937, elle joua au théâtre Wielka Rewia (la grande revue) qui se trouvait alors rue Karowa (la rue de l’hôtel Bristol), et où on jouait des opérettes, des comédies musicales et des ballets. Le poète Julian Tuwim et le compositeur Marian Hemar, tous deux d’origine juive, participaient aux créations. Elle se produisit également à la radio polonaise dans l’émission Podwieczorku przy mikrofonie (qui pourrait se traduire par l’heure du thé, goûter, près du micro), au cabaret Instytut Propagandy Sztuki (IPS, l’institut de propagande des arts), aux cafés Sztuka i Moda, Bagatela et au café Vogue de la rue Złota. On la vit également se produire sur d’autres scènes, à Łódź, à Cracovie, en Poméranie. Lors de chacune de ses prestations elle pouvait gagner entre 25 et 150 złoty, et 300 lors de chaque passage à la radio. Elle se produisit également à Lwów (Lviv) et à Brześć (Brest) villes alors polonaises et aujourd’hui respectivement situées en Ukraine et en Biélorussie. Elle devint alors très célèbre, ses chansons portées sur les scènes et diffusées sur les ondes firent d’elle une grande artiste reconnue du monde musical et très appréciée du public de cette Pologne d’avant guerre.
Entre les années 1938 et 1939, elle enregistra également pour la maison de disques française Odeon. Ici un enregistrement original () sur disque 78 tours dont on peut écouter 2 chansons dans la vidéo ci-dessous; Gdy miłość zapuka do drzwi (Quand l’amour frappe à la porte) et Księżyc i ja (la lune et moi). Cet enregistrement fut le dernier réalisé par Wiera Gran avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale.

En 1938, elle enregistra entre autres la chanson () à succès Tango Notturno, un titre créé en 1937 sur une mélodie du compositeur allemand Hans-Otto Borgmann et des paroles de Józef Lipski et du journaliste et poète d’origine juive Władysław Szlengel qui écrivirent ensemble les paroles de nombreuses chansons d’avant guerre. Egalement un autre succès, Zawołaj mnie () (Appelle-moi) créé en 1924 sur une musique de George Gershwin et sur des paroles de Marian Hemar.
Cette même année, elle participa au tournage du film On a Hajm (Bezdomni – sans abri) tourné en langue yiddish, sous la houlette du metteur en scène Aleksander Marten (Marek Tennenbaum), film dans lequel jouait également Ida Kamińska, grande actrice de la scène théâtrale juive, plus tard directrice des théâtres juifs de Wrocław, de Łódź et de Varsovie.
Wiera Gran en 1939
Wiera Gran en 1939 (Cliquer pour agrandir)
Wiera chantait plusieurs titres dont Libe mame, libe mameniu (). Ce fut le dernier film d’avant guerre tourné en langue yiddish. A l’été 1939, Wiera Gran avait déjà enregistré une soixantaine de chansons gravées sur une vingtaine de disques.

La guerre et le ghetto

Au déclenchement de la seconde guerre mondiale, Wiera Gran se trouvait à Lwów où elle se produisait au cabaret Palace et aux théâtres Marisieńka et Stylowym. Elle se maria avec Kazimierz Jezierski, un médecin juif qui l’avait déjà prise sous sa coupe, à la mort de son père, il avait 2 ans de plus qu’elle. Elle rentra à Varsovie en 1940, mais sa mère et elle furent expulsées de leur appartement par les allemands. Elle partit pour Cracovie où elle se produisit sur la scène du cabaret Polonia. C’est en mars 1941 qu’elle revint à Varsovie et qu’elle entra volontairement dans le ghetto, après avoir monnayé son passage, afin de rejoindre sa mère et ses sœurs qui se trouvaient là. Son mari était resté caché dans la zone aryenne et continua à vivre grâce à de faux papiers.
Dès l’enfermement des juifs de Varsovie en novembre 1940, la vie s’organisa sous la houlette du Judenrat afin de répondre au mieux aux attentes des 350 000 juifs qui se retrouvèrent entassés dans le ghetto. A côté des urgences à apporter en terme de logements, de nourritures et de soins, une nouvelle vie s’organisa tant bien que mal, plutôt mal le temps avançant, dans ce monde clos avec ses rues encombrées de gens déracinés faisant du troc de leurs miséreuses affaires afin de pouvoir acheter sur des marchés improvisés un bout de pain, quelques légumes à ramener au logis. Toutes les catégories sociales juives dont certaines qui s’ignoraient avant la guerre se retrouvèrent liées ensemble vers un même destin. Il se recréa dans le ghetto des points de rencontre où se retrouvèrent artistes, écrivains, journalistes, poètes et intellectuels, on mit en place des centres dédiés à l’apprentissage, à l’éducation, et ce malgré les interdictions, des foyers religieux se recréèrent et rassemblèrent des juifs orthodoxes, hassidiques. On essaya de réinstaurer un semblant de vie et d’humanité dans ce qui allait devenir un mouroir à ciel ouvert. Les juifs plus ou moins aisés se retrouvaient dans des restaurants qui parvenaient à s’approvisionner depuis le côté aryen, ou dans des cafés et plusieurs cabarets d’avant guerre qui s’étaient retrouvés confinés dans le ghetto.
C’est d’abord au Melody Palace que Wiera Gran commença à se produire, peu de temps après qu’elle eut rejoint sa famille, puis au café Sztuka du 2 de la rue Leszno qu’elle commença à chanter, en polonais et en yiddish. Le café était principalement fréquenté par des intellectuels, c’était alors un des lieux les plus populaires du ghetto. On y jouait pas seulement de la musique mais on y donnait aussi des sketchs, on y comptait des histoires, notamment sur la police juive, sur le Judenrat. Non loin de là, de l’autre côté de la rue, au numéro 13, se trouvait le siège de la collaboration juive qui était dirigé par Abraham Gancwajch et qui travaillait très étroitement avec la police juive et sous les ordres de la Gestapo. Il est très probable que des membres aient fréquenté le café, mais aucun témoignage ne l’a confirmé.

Le pianiste et compositeur Władysław Szpilman
Le pianiste et compositeur Władysław Szpilman (Cliquer pour agrandir)
Wiera Gran était accompagnée par deux pianistes qui jouaient souvent en duo, Adolf Goldfeder et Władysław Szpilman. Elle collabora étroitement avec ce dernier qui lui composa une chanson d’une durée de 15 minutes tirée d’un thème de l’opéra Casanova du compositeur polonais Ludomir Różycki sur des paroles écrites par le poète Władysław Szlengel et qui s’intitulait Jej pierwszy bal (Son premier bal).
Władysław Szpilman est aujourd’hui connu du grand public grâce au film de Roman Polański, Le Pianiste.
Vue du café Sztuka avec Marysia Ajzensztadt
Vue du café Sztuka avec Marysia Ajzensztadt (Cliquer pour agrandir) © Bundesarschiv Koblenz
Wiera Gran ne portait jamais le brassard à l’étoile de David quand elle était dans le café Sztuka. Le café ne désemplissait pas à ce moment là. Sa collaboration avec le pianiste dura une année et demi jusqu’en août 1942. Cependant une animosité s’installa par la suite entre eux, on ignore si c’est elle qui l’avait recommandé pour venir jouer au piano au café Sztuka. D’autres artistes se produisirent également, comme la chanteuse Marysia Ajzensztadt. Wiera Gran était alors surnommée Magnes.
Au centre sur le mur, une affiche avec le nom de Wiera Gran, dans le ghetto de Varsovie
Au centre sur le mur, une affiche avec le nom de Wiera Gran, dans le ghetto de Varsovie (Cliquer pour agrandir)
Dans ses entretiens qu’elle tînt au milieu des années 2000, elle raconta qu’elle créa un orphelinat dans un appartement qu’elle avait loué afin de recueillir des enfants du ghetto et qu’elle gagna de l’argent pour leur acheter de la nourriture et des vêtements. Elle récoltait cet argent sans en regarder la provenance, que ce soit même de la part de voleurs et de membres de la police juive. Elle rapporta qu’un boulanger du nom de Blajman lui fournissait des pains et des rations. Elle organisa des concerts afin de pourvoir aux besoins de l’orphelinat, également des soirées et elle chanta une ou deux fois rapporta-t-elle au domicile d’agents de la Gestapo ou de membres de la police juive, on ne sait pas exactement. Elle avait alors peur de refuser. Un certain Szymowicz, un collaborateur juif, l’aborda dans la rue et lui demanda de chanter chez lui à l’occasion d’une soirée qu’il organisait avec des invités. Prétextant qu’elle n’aurait pas de piano pour l’accompagnement, elle essaya de décliner la demande mais il lui rétorqua qu’il l’accompagnerait à l’accordéon. Elle accepta alors pour une somme de 500zł qu’elle consacra aux enfants.
Dans le courant 1941, Wiera Gran se produisit sur la scène du Femina de la rue Leszno dans la revue Szafa gra écrite par Jerzy Turandot, un célèbre auteur, poète et dramaturge, et dans laquelle se produisaient les acteurs Michał Znicz, Stefania Grodzieńska et Dianą Blumenfeld. Les bénéfices des représentations furent versés à l’orphelinat de Janusz Korczak.
Plusieurs artistes qui s’étaient produits dans des cabarets ou des soirées organisées par l’occupant ou des membres de la collaboration furent condamnés à mort par la résistance polonaise et juive. Une même sentence fut proclamée à l’encontre de Wiera Gran. A l’époque du ghetto, jusqu’au printemps-été 1942, se côtoyaient alors deux types de population. La première englobait l’immense majorité des juifs qui vivaient dans la misère et le besoin, c’est bien sûr celle que l’on voit dans les archives d’époque, cette foule immense qui marche dans les rues, se presse sur les étals des marchés où on ne trouvait pas grand chose, celle qui mourait sur les trottoirs; et une autre frange de cette population juive qui elle faisait au mieux pour retrouver, de manière assez artificielle, et surtout avec l’aide d’argent qu’elle possédait, une vie moins miséreuse. C’est cette clientèle qui fréquentait les lieux de spectacles du ghetto et qui arrivait à s’approvisionner sur le marché de la contrebande. Elle était amenée à croiser, ou à côtoyer pour certains, des personnes peu recommandables comme les contrebandiers, les maîtres chanteurs, les collaborateurs qui faisaient affaire avec la Gestapo, certains membres de la police juive qui jouissaient d’une grande autonomie à l’intérieur du ghetto, ou certains membres du Judenrat.

Wiera Gran quitta le ghetto le 2 août 1942 en passant par le tribunal situé également rue Leszno, avec l’aide de son mari. C’était durant la période des grandes déportations et de la liquidation du petit ghetto. Le tribunal qui était exclu de la zone de confinement ne communiquait avec la zone aryenne que par son entrée sud donnant sur la rue Biała qui était bordée de part et d’autre par le mur du ghetto. Dans cette rue et aux abords sévissaient des dénonciateurs polonais (Szmalcownik). Cependant, le tribunal fut durant cette période l’un des lieux de passage de nombreux juifs qui réussirent à s’exfiltrer du ghetto, généralement en soudoyant des intermédiaires avec de l’argent ou des objets de valeur. Elle laissa derrière elle sa mère et ses sœurs qui plus tard furent déportées vers Treblinka où elle moururent. Elle partit se réfugier avec son mari à Babice, une localité située au sud de Varsovie. Elle teint ses cheveux en blond et prit le nom de son mari, Weronika Jezierska. Le 10 juin 1944, elle mit au monde un enfant dénommé Jerzy Zbigniew qui fut baptisé mais qui mourut trois mois plus tard, elle l’enterra elle-même. Elle resta confinée le reste de la guerre, car son visage était alors connu.
Le café Sztuka fut fermé durant les déportations de l’été 1942.
Après son évasion du ghetto, Wiera Gran fut accusée par Jonas Turkow de collaboration avec les allemands. Acteur et metteur en scène d’origine juive, durant la période du ghetto, Jonas Turkow mettait clandestinement en place des événements culturels et était responsable de l’organisation de spectacles dans le ghetto. Il fut l’un des membres qui participa à l’élaboration des archives du ghetto sous la direction de Emanuel Ringelblum.

L’accusation

A la fin de la guerre, Wiera Gran remonta sur scène à Łódź et à Cracovie, et elle apparut également au café Kukułka (le coucou) à Varsovie.
Elle se rendit à la radio polonaise afin de trouver un travail, et là elle tomba sur le pianiste Władysław Szpilman qui fut étonné de la voir vivante comme quelques autres personnes alors présentes. Il refusa de l’aider dans sa démarche et l’accusa d’avoir collaboré pendant la période du ghetto. C’est de lui qu’elle entendit pour la première fois l’accusation qui était portée contre elle. Elle se rendit chez le procureur afin de lever les soupçons. Le 30 avril 1945, elle fut arrêtée au motif d’avoir entretenu des relations avec la Gestapo. Elle fut libérée deux semaines plus tard. La direction de l’association des artistes de théâtre, de cinéma et de radio (ZASP) témoigna en octobre 1945 que Wiera Gran avait, pendant l’occupation allemande, eut un comportement irréprochable. le mois suivant, le procureur mit fin à l’enquête en raison de l’absence de preuves tangibles. Dès novembre 1945, elle se produisit à la radio polonaise lors de concerts. La commission de vérification du syndicat des musiciens acta le 20 avril 1946 que Wiera Gran n’avait pas entaché l’honneur de la Pologne et qu’elle pouvait pleinement poursuivre ses activités artistiques. Cette même année, elle réalisa des enregistrements à Poznań pour la maison de disques Odeon. En 1949, après un an et demi d’enquête (septembre 1946-novembre 1947), la cour des citoyens du comité central des Juifs polonais prononça son acquittement. Cette cour avait été saisie par Jonas Turkow afin de juger Wiera Gran, et une centaine de témoins furent auditionnés, mais aucune charge ne fut retenue. Parmi les déclarations contenues dans la documentation d’enquête figurait celle de Jerzy Turandot. Plusieurs témoignages appuyèrent cette décision, déclarant sans valeur ces accusations, faisant état de sa philanthropie et d’associer ces allégations à des règlements de compte, des rumeurs et des calomnies.
Jonas Turkow, qui était membre du Comité central des Juifs de Pologne (Centralny Komitet Żydów Polskich), enquêta sur 18 cas de collaboration de Juifs avec la Gestapo. Il était convaincu de sa culpabilité. Un témoignage reporta qu’elle avait été vue accompagnée d’un nazi dans le ghetto. Il propagea la rumeur qui allait suivre Wiera Gran. Marek Edelman, l’un des commandants de l’insurrection du ghetto était également convaincu de sa culpabilité.
Les rumeurs et les soupçons de collaboration la poursuivront toute sa vie.
De son côté, Wiera Gran affirma qu’elle avait vu Władysław Szpilman, le pianiste, portant une casquette de la police juive, participer à une rafle de juifs en vue de les amener vers Umschlagplatz. Elle précise en outre qu’elle l’avait vu de face et que ce dernier tirait par les cheveux une femme juive, durant période de l’été 1942 pendant laquelle 300 000 juifs du ghetto furent déportés vers le camp d’extermination de Treblinka.

L’après guerre

En 1946, elle se produisit à Cracovie au café Kazanowa et elle reprit les enregistrements de disques avec la firme Odeon à Poznań. L’année suivante, elle apparut à Łódź au côté de Mieczysław Fogg (Fogiel), un chanteur extrêmement connu sur la scène polonaise jusqu’à sa mort en 1990. En 1950 elle participa à une série d’émissions théâtrales diffusées à la radio. C’est cette même année qu’elle émigra en Israël et qu’elle perdit sa nationalité polonaise, mais elle se considérait toujours comme polonaise. Elle fit de nouveau face aux accusations et ses prestations furent boycottées. Comprenant que son avenir artistique serait plus qu’incertain en Israël, elle partit pour la France en 1952. Elle apparut en 1955 à l’hôtel Commodore du boulevard Hausmann à Paris. Elle déclina par la suite les avances du directeur qui la traita de collaboratrice de la Gestapo et elle se produisit dans le restaurant russe Le Dinarzade où vint la voir le roi de Jordanie durant toute une semaine. En aôut 1953, elle partit pour le Venezuela où elle donna des concerts.

Vera Gran 1958
Vera Gran 1958 (Cliquer pour agrandir) Source www.encyclopedisque.fr
De retour en France, elle collabora avec Charles Aznavour au théâtre de l’Alhambra et enregistra en décembre 1958 des titres pour le label Ducretet Thomson sous le nom de scène de Vera Gran. Elle enregistra également un disque () pour la firme Westminster aux Etats-Unis. On la vit également sur la scène de la salle Pleyel pour un récital. En 1956, elle fut invitée à se produire en Israël.
Ci-dessous un disque de Vera Gran qui interprète des chansons () de Charles Aznavour et de Jacques Brel.
Chansons interprétées par Vera Gran sur des paroles de Charles Aznavour et de Jacques Brel
Chansons interprétées par Vera Gran sur des paroles de Charles Aznavour et de Jacques Brel. Photo source BNF Gallica

A l’invitation de Marian Hemar et de Feliks Konarski, Wiera Gran chanta au théâtre Polonia de Londres. Elle se produisit sur la station Radio Free Europe dans un programme en langue polonaise, et sur des scènes en Suède, en Grande-Bretagne, au Canada, en Suisse, en Espagne.
En 1961, elle apparu dans le film Le temps du Ghetto réalisé par Frédéric Rossif. Dans la vidéo ici, on peut voir un extrait dans lequel Wiera Gran parle du ghetto.

En 1965, elle revint passer trois mois en Pologne pour des concerts et participer à une émission télévisée de fin d’année. En 1969, elle se produisit au Carnegie Hall à New York.
En 1971, elle effectua un second voyage en Israël pour se produire sur scène, mais la rumeur n’avait pas disparue, les gens boycottèrent ses spectacles et des survivants la menacèrent de venir à ses concerts en tenue de déporté. Elle tenta de rencontrer Jonas Turkow en vain. C’est après cette difficile expérience qu’elle s’arrêta de chanter. Yad Vashem refusa de recueillir son témoignage sur la vie dans le ghetto. Elle revient en France et s’attela à l’écriture d’un livre intitulé Le relais des calomniateurs et qui fut publié en 1980.
Beaucoup plus tard, Marek Edelman reconnut que les allégations qu’ils avaient portées à son encontre n’étaient pas fondées, de fait sa vision de la culpabilité de Wiera Gran fut complètement renversée.
Irena Sendler, héroïne polonaise et membre de l’organisation Żegota qui permit l’exfiltration et le sauvetage de 2500 enfants juifs du ghetto vers la zone aryenne, a rapporté en 1983 dans un document devant être utilisé par l’Institut Historique Juif en vue de la préparation d’un ouvrage sur les juifs polonais, que Wiera Gran aurait également chanté du côté aryen, au café Mocca qui était situé sur l’avenue Marszałkowska et qu’elle aurait collaboré avec la Gestapo et la cellule des collaborateurs juifs, notamment Leon Skosowski, et dont le siège se trouvait à proximité du café Sztuka, au numéro 13 de la rue Leszno.

Wiera Gran
Wiera Gran (Cliquer pour agrandir)

Wiera Gran, éloignée pour toujours des lumières de la scène, se renferma dans son appartement à Paris où, les années passant, elle vécut solitaire, sans avoir eu les moyens et les possibilités de contredire ses détracteurs et taire cette rumeur qui la poursuivra jusqu’à la fin de sa vie. Avec le temps, elle développa une phobie des gens, de son entourage, au point de ne pratiquement plus avoir de relation, se méfiant de tout le monde.

La polémique

En octobre 2010, la biographie Oskarżona: Wiera Gran (l’accusée: Wiera Gran) écrite par Agata Tuszyńska fut éditée en langue polonaise à partir d’une recherche documentaire fouillée. Le livre fut par la suite édité en plusieurs langues. Elle était aussi l’auteur de plusieurs biographies dont une, passionnante, sur Isaac B. Singer, Pejzaże pamięci (Les paysages de la mémoire).

Agata Tuszyńska, auteur de la biographie L'accusée: Wiera Gran
Agata Tuszyńska, auteur de la biographie L’accusée: Wiera Gran (Cliquer pour agrandir) Photo source www.polki.pl
Tuszyńska fut véritablement la première personne à avoir établi un contact régulier dans la durée avec Wiera Gran, qui vivait alors recluse dans son appartement parisien. Quatre années furent nécessaires pour établir un climat de confiance et organiser de très nombreuses rencontres régulières durant lesquelles elle fut amenée à découvrir de multiples facettes de l’ancienne chanteuse. C’est dans les années 1990 qu’elle avait entendu parler de Wiera Gran alors qu’elle était à Paris. Au cours de ses lectures et de ses recherches, elle se rendit compte que le nom de Wiera Gran ne figurait pas dans les mémoires du pianiste Władysław Szpilman alors que ce dernier et la chanteuse s’étaient retrouvés ensemble presque tous les soirs, une année et demi durant, sur la scène du café Sztuka dans le ghetto de Varsovie. Au début, c’est sur le pas de sa porte que les rencontres se déroulèrent, Wiera Gran vivait alors complètement isolée dans son appartement plongé dans une quasi pénombre et dont les volets étaient même clos le jour, dans un enchevêtrement d’affaires, d’objets et de souvenirs. L’ancienne chanteuse vivait également dans la hantise d’être écoutée, espionnée, et avait développé une véritable phobie de telle sorte que Tuszyńska dut faire preuve d’une grande patience et détermination pour arriver à gagner sa confiance et pouvoir rentrer dans l’appartement afin de poursuivre les entretiens.
Si le livre de Agata Tuszyńska fut bien accueilli par le public et la critique littéraire, une polémique surgit en Pologne mais aussi outre-Atlantique à propos de la manière dont avait été restitués les entretiens qu’elle avait menés avec Wiera Gran; le New York Times lui reprocha alors sa compassion. L’absence de la chanteuse dans les mémoires de Szpilman mais aussi dans le film le pianiste de Polański qui illustre des scènes de cette période du café Sztuka, la décidèrent que cette période de l’histoire dans le ghetto devait mettre en évidence la présence du pianiste et sa relation avec Wiera Gran, ainsi que l’accusation portée après guerre par la chanteuse à l’encontre de Szpilman.
Andrzej Szpilman
Andrzej Szpilman (Cliquer pour agrandir) Photo Reuters/ Thomas Peter

Cette accusation, qui ne fut jamais étayée par quelque preuve qu’il soit, déclencha une vive réaction de la part de la famille du pianiste disparu et de son représentant, son fils Andrzej Szpilman, qui reprochaient à Tuszyńska d’avoir retranscrit des accusations venant d’une femme mentalement dérangée. Il faut garder à l’esprit que Władysław Szpilman était un personnage connu et apprécié du public en Pologne après la guerre. De plus, le pianiste étant décédé en 2000, il ne pouvait se défendre.
Andrzej Szpilman fit remarquer que son père avait publié un récit de son expérience durant la guerre et que personne n’avait remis en question la présentation des événements.
Ce qui était reproché alors à Tuszyńska était d’avoir outrepassé la rigueur universitaire dont elle aurait dû faire preuve lors de l’analyse des entretiens qu’elle avait menés et la portée de cette accusation, au profit d’une compassion et d’un parti pris qui l’auraient amenée à retranscrire ces éléments recueillis dans un contexte où la santé et l’équilibre mental de Wiera Gran à ce moment là laissaient plus qu’à penser qu’elle ne possédait plus toutes ses facultés d’analyse et de restitution de situations de sa vie passée.
Cependant, la conviction de Agata Tuszyńska lors de ses entretiens qu’elle eut avec Wiera Gran était que sa mémoire et sa lucidité étaient intactes lorsqu’elle discutait de cette période du ghetto.
Wiera Gran à la porte de son appartement parisien
Wiera Gran à la porte de son appartement parisien lors des premiers entretiens avec Agata Tuszyńska (Cliquer pour agrandir) Photo collection Agata Tuszyńska
Cette polémique met effectivement en exergue une difficulté face à laquelle peuvent être confrontées des personnes qui retranscrivent le témoignage pour des cas où le souvenir des porteurs d’histoire peut se retrouver quelque peu altéré, imprécis, invérifiable, d’autant plus quand la mémoire est impactée à divers degrés par des problèmes psychiques ou d’autres types de pathologie.
Pour sa défense, Tuszyńska fit remarquer que sa biographie présentait le portrait d’une chanteuse et qu’elle retranscrivait ses paroles, sa mémoire. Sa démarche concernant le pianiste était qu’il avait fait partie d’un moment de sa vie dans le ghetto et qu’elle ne pouvait pas concevoir d’ignorer cette présence dans la biographie comme Wiera Gran avait été effacée dans les mémoires du pianiste.
Lors d’un entretien qu’elle eut avec Władysław Bartoszewski, une grande personnalité publique, de la vie politique polonaise et témoin de l’histoire, il lui répondit que si une personne l’avait interviewé dans des conditions où ses facultés auraient été altérées, il aurait souhaité que son fils poursuivre cette personne en justice. Il désapprouva les allégations de Wiera Gran en les qualifiant de sans fondements et honteuses.
La pertinence de retranscrire cette accusation que porte de Wiera Gran envers le pianiste pouvait aussi sembler légitime pour Agata Tuszyńska d’autant plus que le contexte psychique dans lequel se trouvait l’ancienne star du ghetto en ce milieu des années 2000 était clairement présenté et porté à la connaissance du lecteur dans des détails qui pouvaient parfois déranger lorsqu’on découvrait cette vie d’ermite et qu’on devinait percer une certaine paranoïa. Cela laissait et apportait au lecteur une latitude de réflexion suffisante, lui apportait des éléments précis afin qu’il puisse être juge de la pertinence et de la portée de l’accusation.
A sa décharge, Agata Tuszyńska mis l’accent sur le fait que cette accusation à l’encontre de Władysław Szpilman fut déjà portée à 2 reprises par le passé, sans créer pour autant de réactions. Une première fois dans l’autobiographie que publia Wiera Gran en fonds propre en 1980 à Paris, en langue polonaise, et intitulée Sztafeta oszczerców (Le relais des calomniateurs), un ouvrage qui certainement n’eut pas une grande audience. Cependant Wiera Gran participa à une interview à la radio polonaise en 1993 à l’occasion du cinquantième anniversaire du soulèvement du ghetto, et elle fut amenée à parler de son livre. Puis elle décrit et reprit la même scène durant laquelle elle avait aperçu Szpilman portant une casquette de la police juive et tirant une femme par les cheveux, lors d’un témoignage réalisé en 1996 pour le compte des archives Spielberg. Elle précise qu’au moment où elle l’aurait vu, il était juste devant elle.
Était-ce bien lui, alors qu’aucun autre témoignage n’est venu confirmer la version de la chanteuse ? Était-ce bien elle, alors qu’elle fut acquittée en 1947 après l’audition d’une centaine de témoignages qui n’apportèrent pas d’éléments précis, à charge, durant son procès ?
Si la recherche de la vérité se heurte souvent à la parole, la rumeur s’alimente toujours de la parole.

Quoi qu’il en soit, l’affaire fut portée devant les tribunaux en 2013 et la famille Szpilman représentée par sa veuve et son fils furent déboutés une première fois, la cour ayant statué que Tuszyńska en tant qu’auteur avait droit à la libre parole. La famille Szpilman obtint cependant réparation après avoir saisi la cour d’appel de Varsovie en 2016 pour diffamation et la maison d’édition et Agata Tuszyńska furent condamnées à publier des excuses auprès de la famille Szpilman et à retirer les passages incriminés des futures éditions de la biographie. Une décision semblable avait précédemment été rendue en Allemagne par le tribunal de Hambourg.

Plaque à la mémoire de Wiera Gran à Wołomin
Plaque à la mémoire de Wiera Gran à Wołomin (Cliquer pour agrandir) Photo Łukasz Rigało
Wiera Gran a passé la fin de sa vie dans une maison de retraite dirigée par des religieuses. Elle est décédée le 19 novembre 2007 à Paris à l’âge de 91 ans, elle était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle a été inhumée le 26 novembre à Paris, au cimetière de Pantin. Comme elle n’avait pas laissé de testament, les biens qu’il lui restait sont devenus propriété de l’Etat français.
En 2013, une plaque a été apposée sur le mur de l’immeuble où elle a habité à Wołomin dans les années 20.

Son destin a inspiré en 2007 Remigiusz Grzela, un auteur polonais de passage Paris qui a été amené à rencontrer Wiera Gran, il en a tiré un livre intitulé Bądź moim Bogiem (Sois mon Dieu). En 2010 sortit donc en librairie Oskarżona: Wiera Gran (L’accusée: Wiera Gran), la biographie écrite par Agata Tuszyńska. Le livre sera publié peu de temps après la disparition de l’artiste. Une pièce de théâtre sera également jouée en Pologne sous la direction de Jędrzej Piaskowski, à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition, sous le titre Vera Gran, dont la première représentation se déroula au théâtre juif de Varsovie.

Kazimierz Jezierski

Kazimierz Jezierski
Kazimierz Jezierski (Cliquer pour agrandir) Photo zolnierzeniezlomni.com.pl
Après la guerre le mari de Wiera Gran, Kazimierz Jezierski travailla en tant que médecin à l’hôpital Wolski de Varsovie, puis comme médecin au Bureau de Sécurité (UB – Urząd Bezpieczeństwa) mis en place par les communistes à la fin de la guerre. En 1948, il participa à l’exécution de Witold Pilecki, l’officier et résistant polonais qui s’était fait volontairement déporter à Auschwitz en 1940 afin d’y organiser la résistance, camp d’où il s’échappa en 1943. En 1951, Jezierski était présent lors de l’exécution de membres de l’Union Liberté et Indépendance (Wolność i Niezawisłość – WiN), une organisation anticommuniste fondée à la fin de la guerre. En 1952 il participa à l’exécution de Karol Sęk, un commandant de l’Union Militaire Nationale (Narodowe Zjednoczenie Wojskowe) qui avait été condamné à mort par le procureur Stefan Michnik. En 1963 il quitta la Pologne. Il conserva un contact épistolaire avec Wiera Gran jusqu’en 1975. Un témoignage rapporte qu’il exerça la médecine dans l’état du New Jersey. Il mourut en 1994 à Podkowa Leśna, une localité située non loin de Varsovie.

> Voir Władysław Szpilman jouer le Nocturne N° 20 de Chopin, l’un des thèmes musicaux du film Le Pianiste de Roman Polański.

Les combattants de l’insurrection de Varsovie

Avec le ghetto, l’autre marqueur de l’histoire de la ville

Donc le 1er août 1944, à Varsovie, c’était le déclenchement de l’insurrection.
Comme beaucoup l’ignorent, ce soulèvement de la résistance et de la population de la capitale intervint à peine plus d’un an après le soulèvement du ghetto qui se déroula en avril-mai 1943 et qui se solda par plus de 13 000 victimes et 57 000 déportations, et la destruction complète de ce qui restait encore de surface occupée du ghetto.
Effectivement cet épisode reste souvent ignoré ou confondu avec celui de l’insurrection du ghetto, à tel point que même au niveau de personnalités politiques, l’oubli ou l’erreur entre les deux événements est commise.
Cette initiative de déclenchement du soulèvement fut prise alors que l’Armée Rouge arrivait aux abords de Varsovie, mais fut repoussée par les troupes allemandes du général Model, à l’est de la capitale.
L’insurrection, appelée action tempête (burza), fut menée principalement par l’Armée de l’Intérieur (Armia Krajowa – AK), premier mouvement de résistance en Europe occupée par son nombre et qui était dirigé depuis Londres par le gouvernement polonais en exil, les Forces Armées Nationales (Narodowe Siły Zbrojne), deuxième mouvement par le nombre qui était également dirigé depuis Londres, l’Armée du Peuple (Armia Ludowa) une organisation communiste créée en janvier 1944 qui ne prêta pas allégeance au gouvernement en exil, des membres survivants de l’Organisation Juive de Combat (Żydowska Organizacja Bojowa – ŻOB), un mouvement de résistance créé à l’été 1942 dans le ghetto, le mouvement des Rangs Gris (Szare Szeregi) de l’association du scoutisme polonais, qui avait été créé dès le début de la guerre.
La décision de déclencher l’insurrection fut loin de faire l’unanimité de la part des militaires, notamment du commandant en chef de l’Armée Polonaise, le général Anders, conscient que les conditions étaient loin d’être réunies, face aux responsables politiques en exil qui étaient eux favorables.
L’insurrection se termina le 2 octobre 1944 avec la défaite des insurgés. Dans une ville déjà détruite à 25% depuis le début de la guerre, et encore détruite à 25% durant l’insurrection, le nombre de victimes s’éleva à 18 000 soldats tués, 25 000 blessés et environ 200 000 civils tués dont 50 000 en l’espace d’une semaine dans le quartier de Wola, au début de l’insurrection. Dans les mois qui suivirent la fin de l’insurrection, la ville fut vidée de ses habitants et détruite sur ordre de Hitler jusqu’au dynamitage du palais de Saxe en décembre 1944. La ville sera dévastée à 85%, tous les principaux monuments, églises et palais encore debout systématiquement détruits.

Monument de l'Insurrection de 1944 à Varsovie
Monument de l’Insurrection de 1944 à Varsovie (Cliquer pour agrandir)

Cet épisode de l’histoire de la capitale reste un marqueur profondément ancré et encore très vivace dans la population de Varsovie et des polonais en général. Il faudra attendre le milieu des années 1970 pour que Varsovie retrouve son niveau de population d’avant guerre et la reconstruction durera plusieurs décennies.

Les juifs durant l’insurrection de Varsovie

Nombre de juifs vivaient à Varsovie au moment du déclenchement de l’insurrection, plusieurs milliers, cachés chez des polonais, dans des appartements, des greniers, des caves, d’autres vivaient sous une fausse identité.
Le jour du déclenchement du soulèvement, le 1er août, un bataillon qui attaquait la gare de Umschlagplatz afin de récupérer du matériel et des armes libéra une cinquantaine de juifs qui se trouvaient encore sur la place. Deux juifs enrôlés dans la résistance participèrent au coup de main, Stanisław Aronson et Stanisław Likiernik. Plusieurs des prisonniers libérés rejoignirent les rangs de la résistance, dont Chaim Goldstein un résistant français qui avait été déporté au camp d’Auschwitz puis envoyé au camp de Gęsiowka de Varsovie.
Le 3 août, à l’appel de Icchak Cukierman – Antek, l’un des leaders de l’Organisation Juive de Combat, les anciens insurgés du ghetto furent appelé à rejoindre l’insurrection polonaise. Tous ne furent pas admis au sein de l’Armia Krajowa en raison de leurs orientations politiques à gauche (majorité des anciens mouvements de résistance dans le ghetto, sionistes et antisionistes), et un certain nombre rejoignirent l’Armia Ludowa, mouvement armé communiste, comme Marek Edelman, Zivia Lubetkin, Cukierman. Ces anciens membres et leaders survivants de l’Organisation Juive de Combat formèrent une section spéciale combattante au sein du 3ème bataillon de l’Armée du Peuple, rejoints par Symcha Rotem (Kazik), Julian Fiszgrund, Józef Sak, Irena Geldblum, Sara Biderman, Tuwia Borzykowski.
Le 5 août, les soldats du bataillon Zośka attaquèrent le camp de Gęsiowka et libérèrent 348 juifs dont une bonne partie rejoignirent également la résistance, dont Henryk Poznański, un ancien combattant de l’Organisation Juive de Combat.
Nombre de juifs participèrent en tant que personnel médical dans les différentes antennes et hôpitaux mis en place par les insurgés dans la ville comme les docteurs Adina Blady-Szwajger, Michał Lejpuner, Szmul Gilgun, Stefan Rotmil, Idel Singer, Edward Zwilling, Roman Born-Bornstein. Egalement Emilia Rozencwajg en tant que commandant de liaison du personnel médical dans le bataillon Łukasiński, Alicja Zipper comme infirmière. Les jeunes agents de liaison qui suivent, étaient âgés de 14 ans et plus, les frères Zalman et Perec Hochman, Henryk Arnold, Jehuda Nira, Stanisław Pinkus.
Parmi les jeunes combattants se trouvaient aussi Nehemiah Szulklaper, Alexander, Zrubawel Werba, Efraim Krasucki, Erwin Junarz.
De très nombreux autres combattants d’origine juive s’illustrèrent comme le général de brigade Edwin Rozłubirski, Jan Szelubski comme commandant et qui fut décoré de l’ordre Virtuti Militari par le général Bór-Komorowski qui dirigeait l’insurrection.
La population juive qui avait survécu jusqu’à l’été 1944 partagea le sort des civils polonais en quête d’abris et de nourriture, et beaucoup moururent sous les bombes ou lors d’exécutions. Dans les entrepôts de l’usine Kirchmayer et Marczewski, le 6 août, plus de 2000 civils furent exécutés, dont une cinquantaine de juifs, pour la plupart qui avaient été libérés la veille du camp de Gęsiowka.
Beaucoup de juifs qui furent capturés à la fin de l’insurrection furent exécutés par les allemands. D’autres utilisant des fausses identités furent envoyés avec les polonais vers le camp de Pruszków (Dulag 121), d’autre se cachèrent dans les ruines de la ville et moururent lorsque les allemands dévastèrent la capitale.
Des anciens combattants juifs sont inhumés dans le cimetière juif de la rue Okopowa, et les noms de nombreux autres sont gravés dans le cimetière militaire de Varsovie et sur le mur du souvenir du Musée de l’Insurrection.
Le nombre de combattants juifs durant l’insurrection de Varsovie de 1944 est évalué entre plusieurs centaines à 3000.
Source Vitual Shtetl – Krzysztof Bielawski

Samuel Willenberg

Samuel Willenberg à Varsovie en 2015 - Photo Jacques Lahitte - www.shabbat-goy.com
Samuel Willenberg à Varsovie en 2015 – Photo Jacques Lahitte – www.shabbat-goy.com (Cliquer pour agrandir)
Samuel Willenberg, originaire de Częstochowa où il était né en 1923, fut blessé en 1939 dans la région de Chełm en combattant en tant que volontaire dans l’Armée Polonaise. Il rejoignit par la suite sa famille près de Varsovie et ils partirent vers l’est à Opatów en 1940. De là, ils retournèrent à Częstochowa et furent par la suite confinés dans le ghetto. Willenberg fut déporté en 1942 au camp d’extermination de Treblinka. Il fut le seul de son convoi à survivre et fut enrôlé dans le kommando chargé de trier les affaires des déportés. Il s’évada lors de la révolte du camp en août 1943 et retourna à Varsovie où il rejoignit la résistance polonaise. Il participa à l’insurrection de 1944 au sein de l’Armia Krajowa puis de l’Armia Ludowa dès septembre 1944. Il servit dans l’Armée Polonaise après la guerre puis émigra en Israël en 1950 où il exerça comme ingénieur. Pendant sa retraite il étudia les arts et la sculpture en particulier. Nombre de ses œuvres furent exposées dont un monument en mémoire des victimes du ghetto qui fut inauguré à Częstochowa. Il mourut en 2016.

August Agbola O’Browne

August Agbola O'Browne, combattant de l'insurrection de Varsovie de 1944
August Agbola O’Browne, combattant de l’insurrection de Varsovie de 1944 (Cliquer pour agrandir)
Parmi les insurgés, une figure inhabituelle, celle de August Agbola O’Browne, un nigérian né à Lagos en 1895, de l’union d’un nigérian et d’une polonaise. Arrivé en 1922 à Varsovie, il exerça ses talents comme musicien de jazz et batteur dans de nombreux clubs de la capitale. Il fut le premier africain de l’ouest à enregistrer un disque en 1928. Il se maria avec une polonaise et eut 2 enfants. Il participa à la défense de Varsovie en septembre 1939 puis il combattit durant l’insurrection de 1944 au sein de l’Armia Krajowa dans le bataillon « Iwo », dans le quartier de Śródmieście sous le nom de code Ali. Après la guerre, il travailla au département de la culture et des arts de la ville de Varsovie et continua ses activités musicales jusqu’à son départ vers l’Angleterre en 1958 où il mourut en 1976.

Chaque année, le 1eraoût à 17 heures, les sirènes retentissent dans la capitale et la population arrête ses activités pour une minute de silence en mémoire des insurgés et des disparus.

Lien vers le site du Musée de l’Insurrection de Varsovie.

Le film Miasto 44 retrace cette page d’histoire.

Les lettres du rabbin Jakub Szulman

Dernières traces avant l’anéantissement

Jakub Szulman était le rabbin de la petite ville de Grabów où vivait autrefois une communauté juive forte de quelques centaines de membres, les juifs étaient présents dans la localité depuis la seconde moitié du XVIIIème siècle, ils représentaient la moitié de la population. Après la première guerre mondiale, beaucoup d’entre-eux émigrèrent vers l’Allemagne. La communauté juive s’établissait à 800 personnes à l’entrée en guerre. Un ghetto fut établi par les allemands et des juifs d’autres localités furent confinés avec ceux de Grabów. La population du ghetto s’éleva jusqu’à 1400 personnes. Les juifs encore présents dans le ghetto furent déportés en avril 1942 vers le camp d’extermination voisin de Chełmno.

19 janvier 1942
«Mes très chers,
Je ne vous ai pas répondu jusqu’ici car je ne savais rien de précis sur tout ce qu’on m’a dit.
Hélas, pour notre grand malheur, nous savons déjà tout maintenant.
J’ai eu chez moi un témoin occulaire, qui, grâce à un hasard, fut sauvé. J’ai tout appris de lui.
L’endroit où ils sont exterminés s’appelle Chełmno, près de Dąbie, et on les enterre tous dans la forêt voisine de Rzuchów.
Les juifs sont tués de deux manières, par les fusillades ou par les gaz.
Depuis quelques jours, on amène des milliers de juifs de Łódź et on en fait de même avec eux.
Ne pensez pas que tout ceci vous soit écrit par un homme frappé de la folie, hélas c’est la tragique, l’horrible vérité.
Horreur, horreur, homme ôte tes vêtements, couvre ta tête de cendre, cours dans les rues et danse, pris de folie.
Je suis tellement las que ma plume ne peut plus écrire, créateur de l’univers, viens nous en aide

Lors du tournage de l’une des séquences du film Shoah à Grabów, Claude Lanzmann lut la lettre du rabbin Szulman devant la synagogue du village. Voir la séquence du film Shoah.
Présentation de la La synagogue de Grabów

Le mercredi 21 janvier 1942, soit 2 jours après l’envoi de la première lettre, le rabbin Szulman écrivit un nouveau courrier à Łódź.
«A ma chère et aimée famille,
… quatre semaines se sont passées depuis que tous les juifs, hommes, femmes et enfants, ont été déportés vers Koło. Ils ont été déportés par camions vers une destination inconnue. Et la même chose est arrivée à Dąbie, Kłodawa, Izbica Kujawska et d’autres petites bourgades du comté. Malgré tous nos efforts intenses pour connaître quelque chose de leur sort, nous n’avons eu aucune nouvelle sur eux, de quoi que ce soit. Seulement cette semaine, des gens qui se sont enfuit de là nous ont rejoint. Ils disent que tout le monde, espérons que cela ne nous arrivera pas, est empoisonné avec du gaz, les corps incinérés, par 50-60, dans des fosses communes. De plus en plus de victimes sont amenées là et le danger n’a pas encore passé

Lettre du rabbin Jakub Szulman
Lettre du rabbin Jakub Szulman – Archive du ghetto de Varsovie – Institut Historique juif (Cliquer pour agrandir) Photo www.shabbat-goy.com
Cette seconde lettre a pu être transmise par la suite à Varsovie où elle a été intégrée dans les archives du ghetto mise en place par l’organisation Oneg Shabbat dirigée par Emanuel Ringelblum. La lettre du rabbin Szulman a été retrouvée dans une partie des archives qui avaient été mises au jour après la guerre dans les ruines du ghetto de Varsovie.
En avril 1942, les juifs de Grabów ont été déportés vers le camp d’extermination de Chełmno où ils ont été assassinés.
C’est Szlamek Bejler, un juif originaire de Izbica Kujawska et qui s’était échappé du camp de Chełmno alors qu’il était assigné au Waldlager, le site des fosses communes dans la forêt de Rzuchów, qui arriva à Grabów le 19 janvier à 14 heures et qui informa le rabbin de l’existence du camp et de ce qu’il s’y passait. Il partit ensuite pour Varsovie et son témoignage fut retranscrit dans les archives du ghetto d’Emanuel Ringelblum, alors en élaboration.
Le village de Chełmno nad Nerem (Chelmno sur le Ner) ne doit pas être confondu avec la ville de Chełmno située 180 kilomètres plus au nord.

Le cimetière juif de Grabów
Le village de Grabów