Retour des stèles juives dans les cimetières

Ultimes retours vers le lieu du repos

On observe une tendance assez symptomatique en Pologne depuis plusieurs années. Nombre de polonais ramènent dans les cimetières des stèles et des morceaux de stèles juives qu’ils ont découverts lors de travaux, suite à un achat d’immobilier dans l’ancien, lors d’une succession, essentiellement à la campagne et dans les petites villes. Ces éléments de monuments funéraires avaient été dérobés après la guerre ou revendus lorsque les autorités municipales de l’époque démantelaient un cimetière juif dans le cadre de la réalisation d’un projet urbain. Ainsi là où reposaient autrefois des hommes, des femmes et des enfants qui faisaient vivre ces communautés juives de Pologne se dresse aujourd’hui, ici un parc (Toruń), là une cour de récréation d’école (Kazimierz Dolny), plus loin une gare routière (Przeworsk), plus loin encore une entreprise (Kępno), ici un bois (Sobota), là un terrain vague (Bielawy), ici encore un lotissement d’immeubles d’habitations édifié durant le communisme (Grajewo).
Ces stèles ainsi démantelées furent transportées vers d’autres endroits et réutilisées souvent comme matériaux de terrassement, de fondation pour des constructions et pour consolider des berges de rivières. Ce pillage commença durant la guerre, période la plus active dans le démantèlement des nécropoles juives. Un commerce qui se mit en place, sous l’autorité allemande dans la majorité des cas, et des entreprises locales profitèrent de ce marché de la pierre pour revendre les matériaux.

Une stèle juive utilisée comme élément de fondation dans une grange dans le village de Milejczyce
Une stèle juive utilisée comme élément de fondation dans une grange dans le village de Milejczyce (Cliquer pour agrandir) Photo Materiały Towarzystwa Inicjatyw Twórczych ‘Ę’

Après la guerre, dans un pays dévasté où tout manquait, nombre de polonais allèrent s’approvisionner en matériaux dans les cimetières déjà en grande partie dévastés et démantelés. Souvent les murs de clôture furent aussi démontés et les briques récupérées.
La Pologne comptait environ 1400 cimetières juifs avant la guerre. Le pays, rappelons-le, était territorialement situé plus à l’est puisqu’il englobait une partie de la Lituanie, la Biélorussie et l’Ukraine occidentale (Galicie). Quasiment tous les cimetières, encore intacts au début de la guerre, furent dévastés par les allemands dès 1939-1940 pour la partie occidentale actuelle de la Pologne, et dès 1941 pour la partie orientale, suite à l’invasion de l’URSS qui jusque là, alliée des nazis, avait occupé la Pologne orientale. La dévastation signifiait le démantèlement des tombes juives afin de les réutiliser. Donc au-delà d’un marqueur identitaire à éradiquer perçait un profit économique. Cette opération participait à l’effacement de la présence et de l’histoire juives dans des villes et des bourgades où s’étaient établies ces communautés plusieurs siècles auparavant. Les synagogues et maisons de prières subirent le même sort et nombre d’entre-elles disparurent. D’autres furent réutilisées pour d’autres fonctions, ce qui paradoxalement les sauvèrent jusqu’à aujourd’hui, mais au prix d’une destruction irrémédiable de leurs décorations et aménagements intérieurs.
Aujourd’hui, on doit dénombrer plus de 800 cimetières juifs en Pologne, le pays ayant perdu 30% de ses territoires après le redécoupage entérinée lors de la conférence de Yalta en 1945.
Si l’essentiel de ces stèles fut réutilisé comme matériaux, un certain nombre d’autres, à la campagne notamment, fut recyclé en meules à aiguiser. Aussi n’est-il plus anecdotique d’observer dans un cimetière juif, dans un coin posée contre un mur, un objet en pierre de forme circulaire et percé d’un axe généralement carré, qui n’est autre qu’une meule. Mais une meule spéciale puisque on peut toujours lire d’un côté des caractères hébraïques.
Une "meule juive", taillée dans un stèle funéraire et ramenée au cimetière juif de Varsovie
Une « meule juive », taillée dans un stèle funéraire et ramenée au cimetière juif de Varsovie (Cliquer pour agrandir) Photo www.shabbat-goy.com

Dans les cimetières juifs de l’actuelle Pologne occidentale, des anciennes provinces allemandes d’avant guerre (dont certaines provinces étaient historiquement polonaises), les cimetières furent également dévastés durant la guerre et aussi après la guerre par des populations polonaises transférées depuis les territoires de l’est où elles vivaient depuis des générations, des territoires devenus étrangers après Yalta. Ces stèles aux inscriptions hébraïques et/ou allemandes subirent le même sort qu’à l’est. De plus, les cimetières juifs allemands recelaient de monuments funéraires réalisés avec des matériaux nobles comme le marbre noir. Beaucoup d’entre-eux furent retaillés et réutilisés comme monuments funéraires chrétiens sans forcément que les familles des défunts eussent connaissance de la provenance exacte du marbre ou de l’élément en marbre. Il est à noter que les cimetières allemands, les plus nombreux dans cette nouvelle partie occidentale de la Pologne subirent un destin tragique puisqu’ils disparurent presque tous. Il s’avère qu’aujourd’hui en Pologne, les cimetières qui ont été le plus dévastés ne sont pas juifs mais allemands.
Lors d’une visite au cimetière juif de Przemyśl, en Pologne sud-est (Galicie), quelle n’a pas été ma surprise de voir quelques stèles juives réalisées dans des stèles qui avaient été réutilisées.
Démantèlement d'un pont enjambant la rivière Mrożycy dans la commune de Brzeziny et qui avait été construit par les allemands durant la guerre, en vu de retourner les stèles dans le cimetière juif local.
Démantèlement d’un pont enjambant la rivière Mrożycy dans la commune de Brzeziny et qui avait été construit par les allemands durant la guerre, en vu de retourner les stèles dans le cimetière juif local. (Cliquer pour agrandir) Photo Fot. Marcin Stępień / Agencja Gazeta
Depuis des années, avec les nombreux travaux de modernisation du pays, on redécouvre des pierres tombales qui avaient été employées comme terrassement sous des routes, sous des places. Les stèles sont systématiquement rassemblées et généralement retournées au cimetière juif lorsque celui-ci n’a pas complètement disparu. Lorsque c’est le cas, en concertation avec les communautés juives, des monuments (Pułtusk) ou des lapidariums (Ostrów Wielkopolski) sont érigés avec les restes de ces stèles.
Très rare, mais visible, une tombe chrétienne réalisée à partir d'une stèle juive et dont les inscriptions en partie effacées subsistent
Très rare, mais visible, une tombe chrétienne réalisée à partir d’une stèle juive et dont les inscriptions en partie effacées subsistent (Cliquer pour agrandir) Photo Łukasz Baksik

Si les polonais dans leur ensemble n’ont pas une connaissance très précise de ce que fut l’histoire des communautés juives de Pologne, une histoire longtemps occultée durant le communisme, nombre d’entre-eux comprennent l’importance et la signification de ces monuments funéraires. En effet, les polonais visitent et entretiennent très régulièrement les tombes de leurs familles dans les cimetières chrétiens, aussi ces nouvelles générations, mais pas seulement, qui découvrent une pierre sur laquelle apparaissent des caractères hébraïques comprennent bien la signification et l’histoire de ces morceaux de stèles et, très souvent de leur propre initiative, retournent au cimetière juif local, ces vestiges qui témoignent de cette histoire anéantie.
Cependant, l’immense majorité de ces pierres tombales reste enfouie et cachée dans des fondations, dans des murs, et une partie de celles qui ont été remises au jour terminent dans un enfouissement de gravas ou disparaissent à jamais.
Souvent, dans les vieux cimetières juifs, essentiellement à l’est, les plus anciennes stèles sont demeurées, car la taille et la gravure de monuments funéraires et de pierres tombales décorées n’étaient pas à l’origine une tradition juive, mais une coutume plutôt inspirée des monuments funéraires chrétiens. Les pierres tombales des gens modestes, les tombes anciennes, étaient surmontées par des rochers de granit de diverses tailles sur lesquels avaient été gravées quelques épitaphes. Ces rochers, moins pratiques à transporter et à réutiliser sont souvent restés sur place.
Dans l’histoire, des cimetières juifs avaient été démantelés dans des communes car édifiés à l’origine non loin des centres villes et furent déplacés en raison du développement de l’habitât. Qu’ont pu devenir les stèles de cette époque, nul ne le sait. Durant la première moitié du XVIIème siècle, le (premier) cimetière juif de Varsovie fut démantelé après l’expulsion des juifs de la vieille ville. Il se dit qu’une partie des pierres tombales fut réutilisée pour la construction de fondations dans la vieille ville, mais à ce jour on n’a pas retrouvé la moindre trace, ni d’ailleurs de ce cimetière qui se dressait alors aux alentours actuels de l’hôtel Bristol et de la rue Karowa.

Changement de comportement *

Au printemps 2017, 38 stèles furent ramenées au cimetière juif de Ciechanowiec. Ce cimetière dont le mur d’enceinte fut reconstruit en 2008 comportait à peine une vingtaine de tombes. Depuis quelques années, les habitants commencèrent à rapporter des stèles qu’ils avaient retrouvées et aujourd’hui on dénombre plus de 70 tombes dans le cimetière.
Lorsque ces stèles réapparaissent, c’est aussi des morceaux de vie qui resurgissent. Ce fut le cas à Otwock (sud-est de Varsovie) où un habitant déterra 3 stèles juives. Il signala sa découverte au Musée Juif de Varsovie, et on pu découvrir des personnes derrière ces pierres : la tombe de Awraham Józef Zylbersztajn originaire de Sobolewo, qui mourut en 1917; celle de Miriam Messing, morte en 1926, et celle de Iska Fajga, décédée en 1938, la fille du rabin Chaim Icchak Płocki de Turk et petite-fille d’un rabin très connu, Meir Dan Płocki de Ostrów Mazowiecki. Les stèles furent rapatriées au cimetière de Otwock en juin 2017 par les autorités locales.

Une des stèles retrouvées lors des tavaux à Wrocław
Une des stèles retrouvées lors des tavaux à Wrocław – Photo Ryszard Bielawski
Lors de travaux de fondation d’un hôtel réalisés par un investisseur à Wrocław, des ossements apparurent là où se trouvait autrefois le cimetière juif de la rue Gwarna, démantelé durant l’ère communiste. On fit appel à des archéologues qui mirent au jour 150 restes humains ainsi que des morceaux de tombes. L’ensemble fut transféré vers le cimetière juif de la rue Lotnicza.
A Góra Kalwaria, une ville située au sud de Varsovie, on mis au jour plusieurs dizaines de tombes juives qui avait été utilisées comme matériaux de terrassement pour la place du camp de prisonniers de guerre russes, qui avait été établi par les allemands. On ramena les tombes au cimetière juif.

D’autres stèles encore ont été mises à jour et cela n’est pas terminé pour 2017.
Ewa Krychniak et la stèle funéraire juive qu'elle a pu sauver et qui était utilisée comme établi par un menuisier
Ewa Krychniak et la stèle funéraire juive qu’elle a pu sauver et qui était utilisée comme établi par un menuisier – Photo Mirosław Szut
Beaucoup plus rare et qui mérite d’être souligné, une stèle qui avait été réalisée en fonte a été retrouvée à Sokółka (région est) par une habitante du lieu, Ewa Krychniak, une institutrice et bibliothécaire. Cette stèle a été retrouvée dans l’atelier d’un menuisier, qui l’utilisait comme établi. Il s’agissait de la tombe de Masza Lei, fille de Yakov. Afin que l’objet précieux ne soit pas la convoitise de collectionneurs peu scrupuleux, et qui aurait pu être dérobée si la stèle avait été ramenée au cimetière, elle fut envoyée au Musée Régional de Sokółka afin d’être préservée.
* source Virtual Shtetl

La fondation From the Depths

Jonny Daniels, sur les rives de la Vistule à Varsovie durant l'été 2015, lors de la découverte de pierres tombales juives
Jonny Daniels, sur les rives de la Vistule à Varsovie durant l’été 2015, lors de la découverte de pierres tombales juives (Cliquer pour agrandir) AP Photo / Czarek Sokolowski
Jonny Daniels, juif anglo-israélien, et qui s’investit depuis des années en Pologne à travers sa fondation From the Depths, dont il est le fondateur et le directeur, oeuvre activement à la récupération et au retour des stèles vers les cimetières. Son action de terrain, peu soutenue par les communautés juives du pays, s’inscrit dans une démarche complémentaire et volontaire qui implique directement les polonais et les autorités locales qui participent pleinement à ses actions. Une de ses premières actions médiatisées a été le retour de plusieurs palettes de morceaux de tombes juives au cimetière juif de Bródno à Varsovie, stèles qui avaient été utilisées durant la période communiste pour édifier une pergola et des murets dans un jardin du quartier de Praga. Plusieurs retours de stèles funéraires ont également été organisés au cimetière de Varsovie et à d’autres endroits avec le concours d’une association culturiste polonaise, car il ne faut pas oublier que rapatrier de telles masses de granit nécessite des moyens conséquents ainsi qu’une force humaine pour les déplacer. Dans un village, c’est avec l’aide des sapeurs pompiers que des stèles d’un cimetière juif ont pu être relevées. La fondation est également intervenu à de multiples endroits en Pologne, comme par exemple à Słomniki, une petite ville située au nord de Cracovie, ou plusieurs pavées de la grande place centrale qui s’étaient révélés être des morceaux de tombes juives ont pu être retournés au cimetière local avec l’aide de la municipalité. C’est aussi au zoo de Varsovie que des éléments de stèles ont été identifiés.
Une équipe de l'association polonaise Strongmen déplace un monument funéraire juif sous l’œil attentif de Jonny Daniels dans le cimetière de Varsovie
Une équipe de l’association polonaise Polish Strongman déplace un monument funéraire juif sous l’œil attentif de Jonny Daniels dans le cimetière de Varsovie (Cliquer pour agrandir) Photo info. nadesłana